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Autour de l’usine incendiée, habitants, pompiers et élus locaux ont du mal à faire confiance aux informations officielles distillées au compte-gouttes.

Il tend la lettre comme s’il s’apprêtait à dévoiler une pièce à conviction, la preuve «que les autorités veulent cacher la vérité». Le dos droit sur une chaise de salon, le regard fixé sur le courrier il a un débit de voix limpide : «Biologie sanguine à réaliser à réception du courrier, ce lundi 30 septembre. Merci de bien vouloir adresser les conclusions médicales sous pli confidentiel au Service départemental d’incendie et de secours de la Seine-Maritime.» Fabien (1), 33 ans, est un pompier professionnel de Rouen. Depuis jeudi, il a passé environ quarante heures sur le site incendié de Lubrizol. «Et aujourd’hui, on me dit que mes propres résultats d’analyses me sont inaccessibles, qu’elles doivent rester confidentielles, s’alarme-t-il. Comment voulez-vous qu’on ne devienne pas paranos ?» Fabien en est persuadé : depuis le début du drame, ses «boss» mentent délibérément pour ne pas «créer un mouvement de panique» dans le clan des pompiers. «Dès le premier jour, on a manqué de bouteilles d’air au bout de deux heures, témoigne-t-il. On a été obligés de continuer le boulot avec des masques en papier. Ça sentait le soufre et l’hydrocarbure. La fumée était suffocante, le sol était recouvert d’une marée noire. Les employés de Lubrizol présents sur place étaient suréquipés. Mais nous, je voyais bien que nos tenues n’étaient pas du tout adaptées.»

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«Muette»

Comme lui, des milliers de Rouennais convaincus «d’être trompés par l’Etat» au détriment de leur santé, se sont réunis mardi soir devant le palais de justice de la ville, derrière des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : «Marre de se faire enfumer.» Florence Capron, conteuse de 54 ans, s’est déplacée pour exprimer sa colère et son désarroi face à «une institution muette et méprisante». Pour elle, les informations délivrées par la préfecture sont «suspicieuses» car délivrées «au compte-gouttes» : «Mes parents vivent sur les docks, à quelques centaines de mètres de l’usine. Avec mon mari, on a décidé de les évacuer du quartier dès jeudi, mais depuis, on ne sait toujours pas si c’est dangereux ou pas de les ramener chez eux. C’est désastreux car ces zones d’ombre laissent le champ libre aux fantasmes et aux angoisses.»

A cause de ces fameuses zones d’ombre, Didier Durame, agriculteur de 56 ans, dit «ne plus dormir la nuit». L’homme est propriétaire d’une cinquantaine de vaches à La Vieux-Rue, à 20 km de Rouen. «Angoissé pour [s]on avenir économique» mais «meurtri à l’idée de bousiller la santé des Rouennais», il a pris le parti d’accueillir mardi, avec plusieurs confrères, des scientifiques de l’université de Mont-Saint-Aignan pour des prélèvements «indépendants et complémentaires à ceux ordonnés par la préfecture» : «C’est important que les habitants aient une confiance totale envers les agriculteurs. S’ils n’ont plus confiance dans la parole de l’Etat, il faut les entendre et leur offrir des résultats d’analyses qu’ils ne vont pas remettre en question.»

«Fautes»

Le soupçon s’est immiscé jusque dans les esprits des élus locaux. Lundi soir, lors du conseil métropolitain de Rouen, les maires des communes avoisinantes ont quasi unanimement reproché au préfet, Pierre-André Durand, «ses manquements et ses fautes» dans la gestion de crise. L’édile de Maromme était particulièrement remonté : «Nous sommes devant nos habitants, face aux réseaux sociaux qui nous envahissent, et nous sommes dans l’incapacité de répondre à leurs questions. Jeudi dernier, la seule information que j’ai eue, monsieur le préfet, c’est d’attendre sur les chaînes nationales votre conférence de presse. Vous nous prenez pour qui ?» Le maire de Sotteville-sous-le-Val, plutôt désorienté : «Ce n’est pas suffisant de nous annoncer qu’il n’y a pas de “toxicité aiguë”. Parce que nous, on en déduit évidemment qu’il y a tout de même une toxicité. Mais on ne peut pas toujours être en train de deviner ce qu’on ne nous dit pas. C’est générateur d’anxiété.»

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Selon Jeanne Letessier, manifestante de 34 ans, cette atmosphère anxiogène a déjà fait fuir «les gens qui le pouvaient». Ceux «des beaux quartiers» rouennais, dotés d’un capital financier et d’un «niveau d’informations assez élevé» pour quitter la ville. Certes, le mouvement n’est «pas d’une grosse ampleur» mais plusieurs de ses amis ont franchi le pas. Elle hésite donc à faire de même. «C’est pour la santé de mes enfants que je m’inquiète», précise Jeanne. Ce mardi, dix camarades de sa fille ont dû être évacués de l’école primaire pour cause de migraines et vomissements. «A quoi j’expose ma petite ? A quoi l’Etat l’expose ? Toutes ces questions me polluent le crâne. Il nous faut des réponses convaincantes. Il ne faut pas nous endormir. La vie ne doit pas reprendre son cours aussi facilement.»

(1) Le prénom a été modifié.

Mise à jour mercredi 2 octobre à 19h: plus de précisions sur les analyses sanguines du pompier, qui lui seront finalement communiquées, ici.

Sorgente: (1) Rouen : «On me dit que mes résultats d’analyses me sont inaccessibles» – Libération

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