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Trois hommes qui accusent l’ambassadeur du Vatican en France d’agressions sexuelles demandent la levée de l’immunité diplomatique dont bénéficie monseigneur Luigi Ventura. Ils racontent à «Libération» ce qui ressemble à des pratiques bien rodées.

Ils ont 26, 35 et 39 ans. Ils bossent dans la communication institutionnelle, une grosse boîte du secteur privé et dans la communication numérique. Filiforme et imberbe ; costard et barbe de hipster ou allure d’ado et bouc brun : Mathieu, Thomas (1) et Benjamin n’ont quasiment rien en commun. Sauf qu’ils ont tous les trois croisé ces derniers mois monseigneur Luigi Ventura, ambassadeur du Vatican en France -le nonce apostolique – qu’ils accusent d’agressions sexuelles.

Mathieu et Benjamin ont déposé plainte, Thomas s’apprête à le faire ce jeudi matin. Alors qu’ils pensaient être des cas isolés, un réflexe classique en cas de violence sexuelle, leur histoire est soudainement devenue commune quand Mathieu s’est mis à raconter dans les médias sa matinée du 17 janvier à l’hôtel de ville de Paris où il travaille. Depuis, les trois hommes se sont vus ou se sont parlé. Leurs récits font émerger, si ce n’est un modus operandi, à tout le moins une répétition de gestes précis qui empêche a priori de plaider l’erreur passagère.

Ce matin du 17 janvier, Anne Hidalgo reçoit les diplomates en poste à Paris ainsi que les autorités religieuses pour leur présenter ses vœux. La France «fille aînée de l’Eglise» offre au représentant du Vatican le titre (et les honneurs qui vont avec) de doyen du corps diplomatique. Depuis 2009, c’est Mgr Ventura qui occupe le poste après une longue carrière dans le monde entier. Ordonné prêtre en 1969, il a été nommé nonce apostolique par Jean Paul II en 1995 et a enchaîné les postes en Afrique, au Chili et au Canada. Chargé des événements internationaux dans l’équipe municipale, Mathieu accueille les invités. A peine débarqué de sa berline, l’ecclésiastique se lance dans un baratin qui n’a pas grand-chose à voir avec la diplomatie. «Dans la cour, il me dit “vous êtes très beau”», se souvient Mathieu, attablé devant un café et un gâteau qu’il touche à peine. Mgr Ventura, 74 ans, s’accroche à son bras pour avancer dans la cour.

Dans sa plainte datée du 25 janvier que Libération a pu consulter, le jeune homme raconte que le nonce «a retiré sa main de mon bras puis l’a glissée par-dessous ma veste. Il m’a alors touché les fesses comme s’il me caressait». Sur un ton badin, Mgr Ventura l’interroge sur ses études, le lieu où il est né, son grade au sein de la mairie… Ce qui frappe le jeune conseiller, c’est que l’ambassadeur «parlait d’une voix normale, il ne chuchotait pas». Comme si de rien n’était. Comme s’il ne craignait absolument rien. L’impunité incarnée. Une minute plus tard dans l’ascenseur, le nonce passe au stade supérieur. «Pendant toute la montée, il me pressait les fesses et les malaxait», peut-on lire dans la plainte déposée au premier district de police judiciaire. Mathieu, sous le choc, continue à parler à l’ambassadeur, dont le cabotinage bascule dans la provocation. «J’espère que vous ne réservez pas ce traitement à tous les ambassadeurs», sourit le religieux, la main sur les fesses de Mathieu, qui s’en veut encore de sa réponse un mois plus tard : «Bêtement, je lui [ai dit] qu’il bénéfici[ait] d’un traitement particulier parce qu’il était le doyen.»

Cascade

Après ce qui pourrait relever de deux agressions sexuelles selon les termes définis par l’article 222-22 du code pénal – passibles de jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende – le jeune homme plante le nonce et file dans le salon des Arcades raconter à ses supérieurs ce qui vient de se passer. Ventura redéboule, se place le plus tranquillement du monde à côté de Mathieu et tripote de nouveau ses fesses, «toujours avec sa main droite». Le tout cette fois sous les yeux des collègues de Mathieu. Certains tentent de prendre une photo à la volée. L’adjoint d’Anne Hidalgo chargé des relations internationales, Patrick Klugman, demande au nonce de quitter les lieux sur le champ.

«Ventura souriait comme si ce qu’il faisait était naturel. Son geste, sa décontraction, son assurance : j’étais sidéré», relate Mathieu. Pour lui, Ventura use de deux stratagèmes. Apparemment anodine, la conversation sur la vie personnelle est à ses yeux une «analyse des risques» déguisée pour savoir à qui il a affaire dans la hiérarchie. En gros : viser des victimes qui n’ont pas trop de galon pour limiter les conséquences. Le choix du moment et du lieu, publics et protocolaires, prévient efficacement tout esclandre : «Je n’allais pas crier “dégage !” devant 200 ambassadeurs.»

Dès les incidents connus, l’équipe Hidalgo va appliquer la loi à la lettre dans ce genre de cas, transmettant le 23 janvier un signalement sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale. Le texte, que l’on reproche à l’Elysée de ne pas avoir utilisé au début de l’affaire Benalla, oblige tout fonctionnaire ayant connaissance d’un crime ou d’un délit à le signaler au procureur de la République. La cascade vertueuse s’enclenche rapidement. Le procureur de Paris, Rémy Heitz, ouvre une enquête dans la foulée et huit jours après les attouchements, Mathieu porte plainte, une célérité extrêmement rare dans ce genre d’affaires.

Le Monde révèle l’existence de la plainte de Mathieu le 15 février. C’est à ce moment-là que «ça fait tilt» pour Benjamin et Thomas. Sweat-shirt et tchatche enfiévrée, Benjamin raconte comment il a «tout connecté rapido» : il a subi la même chose lors de la même cérémonie mais en 2018. A l’époque, il a raconté cette «main au cul» du nonce apostolique en mode plaisanterie autour de lui, à ses collègues et à ses potes. Il en a ri et il a oublié, sans penser qu’il avait affaire à un récidiviste. «Je suis un homme blanc de 39 ans, hétéro avec deux enfants, CSP+ : je ne corresponds pas à ce que je pensais être le profil des victimes de harcèlement sexuel, ce qui explique que j’ai dû minimiser le tout dans ma tête. C’est ça qui remue aujourd’hui», se remémore Benjamin, son ordinateur de geek recouvert de stickers ouvert devant lui comme un bouclier. En janvier 2018, son job consiste à relater tous les évènements qui se déroulent à la mairie de Paris sur les réseaux sociaux. Pour les vœux aux autorités diplomatiques et religieuses, il se trouve dans les salons de l’hôtel de ville, près de la tribune officielle.

Dans sa plainte, il se souvient qu’il avait les deux bras en l’air pour prendre une photo avec son portable quand il sent une main lui saisir les fesses. Il se retourne et voit un homme âgé en col romain. «Ce qui m’a le plus troublé, c’est qu’il souriait», racontera-t-il le 18 février aux policiers du premier DPJ auprès de qui il vient déposer plainte. «Il est tranquille, presque mécanique, fulmine Benjamin avec un an de recul. Il place une main sur mon épaule pendant que son autre main attrape mes fesses. On n’est pas face à un artisan mais face à un industriel : il y a du travail à la chaîne, la répétition des gestes est parfaite.» Avec ce geste sur l’épaule, compliqué de plaider une main qui passait par là par inadvertance, l’accident bête : «J’ai cru que c’était un sketch filmé : il est ambassadeur, il a 75 piges, il y a 200 personnes autour et la maire de Paris est à deux mètres devant moi. Deux mètres !»

Salons bourgeois

Dimanche, au terme d’un sommet mondial consacré aux abus sexuels dans l’Eglise à Rome, qui est retombé comme un soufflé faute de décisions fortes, le pape François a fait le parallèle avec les rites païens, parlant de la main du diable à l’œuvre dans ces attouchements. Ultraconnecté, Benjamin a suivi ce symposium de loin, et il explose :«L’explication théologique ne tient pas : ce n’est pas la main de Satan qui m’a touché les fesses, bon sang !»

Le 15 février, Thomas a pris lui aussi «comme une décharge électrique» en découvrant l’article du Monde mentionnant la plainte de Mathieu, les dénégations de la nonciature et les atermoiements du Vatican. Laconiquement, le Saint-Siège dit attendre «les conclusions de l’enquête» tout en sachant que son ambassadeur bénéficie de l’immunité diplomatique, ce qui l’empêche d’être convoqué et entendu. Dans l’entourage du nonce, l’opération déminage semble pourtant bien lancée : on y rappelle à l’envi depuis quelques jours que Luigi Ventura a été opéré d’une tumeur au cerveau en 2016. De quoi nourrir la thèse de troubles psychiatriques et une éventuelle excuse officielle pour le rappeler à Rome sans passer par la case justice.

En lisant l’article du Monde, Thomas «prend conscience de [s]on irruption dans une lignée de victimes : ce n’était donc pas un acte isolé, c’était un agresseur sexuel.»Son agression remonte au 11 décembre, lors d’une réception pour la communauté italienne de Paris à l’hôtel Meurice. Des salons bourgeois, garnis de gens bien élevés et de personnalités de haut rang : le décor est le même que pour Benjamin et Mathieu. De quoi opérer en toute quiétude : les règles de la vie en société étoufferont toute éventuelle bouffée de révolte. Thomas se trouve là pour son boulot, son entreprise a un gros projet en vue en Italie. «Le nonce est présenté à mon patron en tant que numéro 1. Il le salue de façon normale et se tourne vers moi en disant “vous devez être le numéro 2 ?” Il me serre la main de sa main droite. Avec la gauche, tout en continuant à me parler, il caresse mes fesses», se souvient Thomas, qui compare ce comportement à celui des «frotteurs» dans le métro. Lieu bondé, calme apparent et bonne tête du gars, donc bénéfice du doute.

Mais la conversation continue, l’agression aussi. Mgr Ventura lui parle de ses études, de son job et pendant tout ce temps sa main continuer à le caresser. La scène se déroule en présence d’un ancien ministre de Nicolas Sarkozy, qui n’y voit que du feu. «Il n’y a même pas d’effort de la part du nonce, analyse le jeune homme d’affaires. Sa façon de faire témoigne d’un calcul et d’une maîtrise totale.» Rentré chez lui, Thomas raconte l’affaire à son entourage avant de mettre ce geste dans un coin de sa tête. «Le 15 février, je me réveille. C’était #MeToo au sens premier du terme : moi aussi. Je me dis que je vais pouvoir enfin porter plainte. Jusque-là, je me disais ce que des milliers de femmes doivent se dire tous les jours : à quoi bon, je ne vais pas être pris au sérieux, la police ne va pas m’écouter, ce n’était qu’une main au cul, etc.»

«Soirée cocktail»

Un mouvement #MeToo qui suit son cours. Selon le quotidien la Croix, plusieurs jeunes hommes «proches de l’Eglise» auraient subi les mêmes attouchements que Mathieu, Thomas et Benjamin ces derniers mois «lors de cérémonies officielles ou d’entretiens privés» mais n’envisagent pas de porter plainte. De plus, selon nos informations, un ou plusieurs fonctionnaires du Quai d’Orsay auraient également été victimes du nonce. Pour Mathieu, Thomas et Benjamin, il y a aujourd’hui un alignement de planètes favorable pour que la parole continue à se libérer. Sommet de Rome, film de François Ozon, procès Baupin, «Ligue du LOL» : les victimes non seulement trouvent la force de témoigner mais elles commencent à être vraiment écoutées. «Aujourd’hui, je veux parler pour ceux qui ne peuvent pas», glisse Thomas, soulignant la difficulté de se placer en victime quand on est un homme : «Tout le monde te dit : pourquoi tu ne lui as pas mis ton poing dans la gueule ? Tout simplement parce que ça ne se passe pas comme ça. Il y a cet état de sidération et ensuite l’agresseur sait très bien où il est : vous ne pétez pas le nez d’un ambassadeur dans une soirée cocktail. Ça n’existe pas.»

Benjamin voudrait rattraper le temps. «Ce que je pensais être une force était peut-être une faiblesse : je n’ai pas pris ça au sérieux l’an dernier, c’était très égoïste, dit-il. Je me pose la question de ce réflexe que j’ai eu et j’aimerais que d’autres se sentent la force de témoigner tout de suite.» «J’ai pu être une victime cinq minutes mais ce qui me fait tenir, c’est d’être dans le combat, même si je ne me prends surtout pas pour Zorro», sourit Mathieu.

La prochaine étape de leur combat commun, c’est la levée de l’immunité diplomatique de Mgr Ventura. Pour qu’il soit, au moins, entendu dans l’affaire. Interrogée par Libération, la nonciature fait savoir qu’elle «ne communique pas avec la presse sur ce sujet». Vendredi, les avocats de Mathieu et Benjamin ont écrit à Emmanuel Macron, avec copie au ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et au procureur de Paris pour réclamer cette levée d’immunité devenue symbole d’impunité. «A ce stade préliminaire de l’enquête, le statut de l’intéressé ne fait pas obstacle, à notre connaissance, à la poursuite des investigations», explique une source diplomatique à Libération.

Mais Me Antoinette Fréty, qui assiste Mathieu, n’en démord pas : «Pour nous, ne pas demander la levée d’immunité, c’est considérer que les agressions sexuelles ce n’est pas important. On nous dit : vous faites beaucoup de bruit pour pas grand-chose mais c’est exactement le contraire. Il faut donner l’exemple avec le nonce apostolique, qui est un cas malheureusement banal d’agression sexuelle.» En d’autres termes, Paris et le Vatican ont une occasion en or pour illustrer leurs promesses de tolérance zéro. A peu de frais.

(1) Le prénom a été modifié.

Laure Bretton dessin Sandrine Martin

Sorgente: «Ce n’est pas la main de Satan qui m’a touché les fesses !» – Libération

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