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Depuis la charge de policiers au bord de la Loire, lors d’un rassemblement techno le soir de la Fête de la musique, l’homme de 24 ans reste introuvable. Ses proches racontent à «Libération» leur mobilisation pour essayer d’obtenir des réponses et d’établir les responsabilités dans ce drame.

«Un jour, j’ai cru voir un corps dans l’eau.» Alors Vivian a couru vers la Loire, juste pour savoir si c’était lui, son ami, Steve Caniço. C’était quai Wilson, à Nantes, là où l’homme de 24 ans a été vu pour la dernière fois il y a trois semaines, lors de la Fête de la musique. En fin de soirée, une violente charge de la police a mis un terme aux festivités et a conduit à la chute de plusieurs personnes dans les eaux tumultueuses de la Loire. «J’étais sûr que c’était Steve, mais en fait c’était un poisson, un silure. Attendre, ça vous rend parano», reprend le jeune homme aux cheveux frisés, clope au bec dans une chaise de camping.

Aliyaska (1) est assise par terre près de lui. Une attelle dépasse de sa chaussure. Elle montre les hangars désaffectés de l’autre côté de la route : «Je me suis fait mal en explorant l’entrepôt pour voir si on trouvait quelque chose.» Peine perdue. «Tous les jours, on est là», murmure-t-elle aussi. Quand ils ne scrutent pas le fleuve ou qu’ils n’arpentent pas ce bout de ville oublié du sud de l’île de Nantes, endroit où une dizaine de DJ avaient posé leurs enceintes le 21 juin, ces jeunes cherchent l’ombre du «bunker», seul bâtiment du quai Wilson. Sur les parois de cet imposant cube de ciment, l’un des tags les plus récents fige : «En mémoire de Steve». Il y a deux semaines, les amis du disparu ont rapporté une tonnelle, pour se protéger du soleil. Leur idée ? Se relayer et veiller jusqu’à ce qu’ils sachent ce qui est arrivé à leur pote. Sur la route adjacente, des conducteurs s’arrêtent, klaxonnent. Certains ouvrent même leur fenêtre et crient le prénom de Steve Caniço.

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Jusqu’ici désireuse de se protéger, la famille prend peu à peu la parole. «J’en veux à la police», déclarait vendredi à Ouest-France Oscar Caniço, le père de Steve. Jointe par Libé, sa mère égrène les priorités pour la famille : «Retrouver le corps, d’abord, et préparer les obsèques.» Puis, probablement, engager une procédure judiciaire. Il s’agira d’accéder au dossier d’enquête pour mieux déterminer d’éventuelles responsabilités. «Les policiers ne formulent pas de lien entre la charge et la disparition,affirme la mère de Steve. Ce que l’on regrette, c’est qu’ils nous disent : “S’il est tombé à l’eau”… Ils continuent de parler au conditionnel. Mais pour nous, c’est certain.»

«Jamais en retard»

Pour les copains du disparu, l’inquiétude a commencé à naître le samedi 22 juin, jour où l’on a découvert qu’il y avait eu des chutes dans la Loire. Au départ, pourtant, personne ne veut céder à la panique. «Il était rare que Steve ne donne pas de nouvelles», reconnaît tout de même Alex, 24 ans. La livreuse fait partie de la bande de copains de jeunesse de Steve, héritée de La Chapelle-sur-Erdre, sa ville d’enfance. Le dimanche, Alex contacte Morgane, une amie appartenant à un groupe de potes de Steve rencontrés plus récemment. «Les deux cercles se connaissaient un peu, alors on a échangé des messages pour voir si quelqu’un savait où il était», raconte Alex. A la mi-journée, Morgane publie un avis de recherche artisanal sur Facebook. Le soir, c’est la mère de Steve qui alerte les autorités. Auprès de Libé, elle déplore «les gros points d’interrogation qui perdurent. Les mêmes qu’au départ». Pour elle, «il n’y a eu aucun éclaircissement» sur la disparition de son fils.

Nantes le 10 juillet 2019, quai Wilson.
Des proches et amis de Steve.Proches et amis se relaient sur le lieu de la disparition de Steve, quai Wilson, à Nantes pour alerter les autorités et obtenir des réponses. Photo Rémy Artiges

Le lundi matin, Steve n’est pas à son poste de travail pour accueillir les élèves au portail d’une école de Treillières. Ce petit bourg propret, bouffi de nouveaux lotissements, est situé à quarante minutes de Nantes. Steve y vit avec son père depuis quelques années. Quarante-huit heures après la soirée semble-t-il fatidique, le parquet de Nantes décide d’ouvrir une enquête pour «disparition inquiétante», notamment parce que depuis son embauche comme animateur périscolaire, il y a deux ans, Steve n’avait «jamais été en retard», dixit des collègues. Installées dans une salle de classe déserte et désordonnée, elles décrivent entre deux silences un jeune homme affable, adorant les gamins et réciproquement. «Quand on a expliqué aux enfants qu’il avait disparu, certains ont demandé à ce qu’il revienne. D’autres ont pleuré. Des élèves ne rentrent plus dans la salle où il travaillait souvent parce qu’il n’y est plus, expliquent les collègues. Il était toujours en effervescence, et là ça fait un vide.» Elles hésitent, se reprennent, mais comme ses amis, elles parlent désormais de Steve au passé.

«Pas un rebelle»

Une semaine après la disparition, une troupe de danse a rendu hommage à Steve sur le quai Wilson. «Des gens qui ne le connaissaient pas sont venus, ça a fait plaisir à la famille de voir tout ce soutien», s’émeut son amie Morgane. De nombreux journalistes sont là aussi. La jeune femme se félicite. «Mais on ne leur a pas dit que la famille était présente.» Pour la ménager, toujours, du feu médiatique. Ce sont les copains qui montent au front, enchaînant les interviews. Non sans quelques larmes ou colères, parfois. Quant à la marche du 29 juin, entre la préfecture et le quai Wilson, personne ne sait qui en a eu l’initiative. Certitude : des gilets jaunes s’y sont greffés. «Mais on leur a demandé de ne pas mettre le gilet, on ne voulait pas de politique, pas de débordements, assure Morgane. D’autant que Steve n’était pas un rebelle.» Après la manif, qui a réuni plusieurs centaines de personnes, une vingtaine d’amis se retrouvent avec la famille du disparu. «On a fait connaissance pour se serrer les coudes. Avant la marche, on était un peu chacun de notre côté. Maintenant, on s’organise», résume Vivian.

Le week-end qui a suivi sa disparition, Steve Caniço aurait dû suivre un pote au Defqon.1, un festival de musique techno néerlandais dont ce fan de hardstyle – un sous-genre rythmé par des sons de synthé distordus – parlait sans cesse. L’ami qui devait l’accompagner y est allé sans lui. «Cet ami a scanné la place de Steve, comme ça, symboliquement, il y est allé,relate Alex en souriant tristement. Du matin au soir, il écoutait du son de teuf.»

Assise sur le quai Wilson, Morgane replonge dans ses conversations Messenger avec Steve. Récemment, il la bombardait des derniers morceaux découverts avec délectation. «Il y en avait tellement que parfois j’oubliais un peu de répondre», s’excuse la jeune femme. Sur les dessins faits par les enfants de Treillières, entre les cœurs multicolores et les mots mélancoliques, Steve porte un casque de musique. Celui qu’il avait vissé sur les oreilles quand il se rendait d’un pas rapide à l’école, «mais qu’il enlevait toujours pour dire bonjour», insiste une collègue. Lors de ses nombreux week-ends en free partys, Steve Caniço «ne dansait pas, il courait dans tous les sens autour des enceintes et de temps en temps sautait sur ses potes pour leur faire un câlin», se marre Aliyaska. La drogue ? Il n’y touchait pas selon ses proches. Et il ne tenait pas l’alcool, se contentant de bières aromatisées. «On ne veut pas qu’il ait une image salie, qu’on dise qu’il est tombé parce qu’il s’est drogué,appuie sa mère. Parce que ce n’est pas le cas.»

«Sensible», le mot revient dans la bouche de tous ceux qui le fréquentaient. Steve Caniço pouvait fondre en larmes pour une bonne nouvelle, une musique ou un film. Il était fan des superhéros de Marvel, de Harry Potter. Un grand enfant qui ne supportait pas la violence, esquisse-t-on à l’école de Treillières, séparant les bagarres pour prendre les gamins à part sans jamais hausser le ton. On devine un garçon qui avait souffert. Qui parlait beaucoup, mais jamais de lui. Sous nos yeux, à l’ombre du bunker, une amie de Steve apprend aux autres qu’il avait eu une copine il y a quelque temps – une copine qui a découvert la disparition en tombant nez à nez avec l’un des avis de recherche que sa bande de potes a placardés dans Nantes il y a bientôt trois semaines.

A l’école, Steve avait fini par trouver sa place dans l’équipe et auprès des enfants. A la rentrée, il devait y lancer une activité théâtre. «Il en avait fait plus jeune. Je crois que ça l’avait beaucoup aidé», glisse une collègue. Qui soupire : «Il avait des projets.» Mettre de l’argent de côté, par exemple, pour trouver un studio ou rembourser son nouveau téléphone.

De l’île de Nantes à Treillières, l’éloge de Steve a le goût amer de la colère – contre les autorités – et le parfum du doute : sans corps, le deuil est impossible. «Si c’était le fils du préfet, on l’aurait déjà retrouvé», peste Aliyaska. En désespoir de cause, une amie a posté un message en ligne pour trouver un bateau, espérant draguer la Loire avec les moyens du bord. Ces trois dernières semaines, des DJ de plusieurs soirées techno ont coupé leurs enceintes le temps d’une minute de silence en hommage au jeune homme. Des organisateurs de la «Nuit des meutes», un événement national prisé du monde de la free party, ont invité à se rendre devant les préfectures «pour Steve et toutes les victimes de la répression».

«Je ne me rends pas compte que c’est de mon pote dont il s’agit, c’est irréel. J’ai l’impression qu’il n’y a qu’ici qu’on en parle», souffle Morgane, qui pense tout haut. Elle raconte comment, au petit matin d’une teuf, les larmes lui sont venues en écoutant les DJ préférés de son pote disparu. Et jure de ne rien lâcher : «J’irai devant la préfecture tous les jours avec des casseroles si plus personne ne vient sur le quai Wilson.» Pour l’heure, elle y campe toujours, imaginant Steve perdu dans le noir, apeuré, chutant dans la Loire. Il ne savait pas nager.

(1) Le prénom a été changé.

Fabien Leboucq envoyé spécial à Nantes, photo Rémy Artiges

Sorgente: Nantes : Steve Caniço, disparu une sombre nuit d’été – Libération

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