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16 April 2024
0 58 minuti 5 anni

Monstre sacré d’un monde politique révolu, l’ex-président est mort jeudi à 86 ans. Du PCF au RPR, de la Corrèze à Paris, il aura passé quarante ans sur les estrades à quérir les suffrages, et autant à vivre en pacha dans les palais de la République.

Un homme perclus de mélancolie s’est éteint jeudi à 86 ans. Avec lui disparaît le plus fascinant mystificateur de la vie politique française. Prêt à tout pour conquérir le pouvoir mais sans trop savoir comment l’exercer ensuite. Capable de se montrer visionnaire sur la scène internationale mais impuissant en son propre pays. Gaulliste, c’est-à-dire ni de droite ni de gauche, pour mieux masquer son absence de convictions profondes… Pourtant, en rupture avec ses prédécesseurs de Gaulle et Mitterrand, il prendra cette décision historique de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vél d’Hiv.

En proie depuis sa sortie de l’Elysée, en 2007, au pire des spleens, Jacques Chirac était une ombre. Celle d’un vieil homme un peu grivois, au surmoi envolé, et très handicapé physiquement. Perdu depuis longtemps dans des pensées inaccessibles aux autres, «le grand», comme l’appelaient les compagnons du RPR, avait rétréci. Un «déclin cognitif» lié à un accident vasculaire cérébral survenu en 2005. Ses pieds ne se soulevaient plus mais glissaient sur le sol pour mettre en branle sa carcasse voûtée. Toujours une main, souvent les deux, sur l’épaule d’un officier de sécurité ou d’un proche, pour trouver un appui et avancer. Il y avait aussi ce regard perdu ; cette bouche figée dans un rictus, avec le menton qui remonte et ne descend que pour remonter et se fixer à nouveau. Oui, définitivement «usé, vieilli, fatigué», comme l’avait déclaré Lionel Jospin à propos de son adversaire élyséen en 2002. Mais ces mots, à l’époque, avaient agi comme l’eau d’une fontaine de jouvence sur Jacques Chirac.

«Anosognosie», avaient quant à eux diagnostiqué les médecins fin 2011 pour dispenser l’ancien chef de l’Etat du procès des emplois fictifs du RPR. Il s’était alors mis en congé du Conseil constitutionnel dont il était membre de droit. En dépit de ses «troubles neurologiques sévères et irréversibles», il écopera d’une condamnation du tribunal correctionnel de Paris à deux ans de prison avec sursis. Une première pour un président de la République. Chirac contestera la décision dans un communiqué mais ne se pourvoira pas en appel. Plus la force de se battre, comme il l’avait fait durant tant d’années avec les magistrats. Cette épitaphe judiciaire sonnera comme une première mort symbolique.

Retrouvez notre dossier consacré à Jacques Chirac

Si vaste par le passé, son monde du pouvoir et du combat d’idées se résumait, ces derniers temps, à un déplacement quotidien à son bureau de la rue de Lille, à Paris, des siestes, des apéritifs, parfois du courrier à signer… Seul, abandonné par presque tous ses collaborateurs. Quelques fidèles tels Jean-Louis Debré, ex- président du Conseil constitutionnel, François Baroin, considéré comme un fils, ou le richissime ami François Pinault continuaient à le visiter. Ils lui parlaient. Jacques Chirac acquiesçait. Parfois. Enfin, à ses côtés, il y avait Claude, sa fille omniprésente qui a mis sa vie au service du père, et Bernadette, l’épouse revêche devenue dominatrice. Le trio insubmersible du clan Chirac.

Une bête de pouvoir

Deux fois élu président de la République (1995, 2002), deux fois Premier ministre (1974, 1986), Jacques Chirac était un politique hors norme doté d’une infinie plasticité intellectuelle et idéologique. Avec lui s’est éteint le dernier ogre de la vie publique française, capable de passer quarante ans sur les estrades à quérir les suffrages, et autant à vivre en pacha dans les palais de la République. Acteur parfois majeur sur la scène internationale, comme après le 11 Septembre ; acteur souvent banal pour gérer les affaires domestiques… Il n’a d’ailleurs jamais réussi à dépasser 20,8 % au premier tour d’une de ses quatre candidatures à la présidentielle. Et il était surtout populaire quand il n’exerçait pas le pouvoir. La «magie» chiraquienne ? De la séduction et un lien si particulier avec les Français qu’il savait potentiellement aussi universalistes et roublards que lui.

Sa fringale de pouvoir était à l’image de l’insatiable appétit qui lui faisait engouffrer la nuit des omelettes géantes, ingurgiter des hectolitres de bière «bien fraîche, s’il vous plaît» et se damner pour la tête de veau sauce gribiche.

Un «type sympa»

Mais avec Jacques Chirac, gare aux clichés qu’il a lui-même si bien entretenus. Son coup de génie : avoir une fois pour toutes installé dans l’imaginaire des Français qu’il était «un type sympa». Certes, il pouvait l’être, mais pas toujours, et pas avec tout le monde. Les cimetières politiques sont peuplés de ses adversaires. Chirac était drôle aussi, mais souvent sans le vouloir. Du comique suranné avec ses chapelets de gaffes, ses mocassins à glands ou son timbre de voix si particulier quand il fondait sur les foules, la main en avant, avec ce sempiternel «Bonjour, comment allez-vous ?»

Sa fascinante longévité au sommet est son art majeur. Sa ténacité hors norme l’a vu enchaîner, sans jamais flancher, échecs, trahisons, rebonds, conquêtes, défaites. Le tout avec force filouteries mais aussi quelques fulgurances. Qui était Chirac ? Un type aimant davantage la conquête du pouvoir que son exercice. Un artiste de la politique capable d’éloigner les juges de ses affaires à coup de «pschittt» et d’«abracadabrantesque». Un Corrézien qui a mis la Mairie de Paris en affermage dix-huit années durant. Un homme incroyablement secret qui ne disait jamais rien de lui et se réalisait dans l’action. Un transformiste passant de l’idéologie dirigiste au libéralisme version Reagan, pour finir à coup d’envolées écolo-altermondialistes en apôtre du dialogue entre les cultures et les civilisations. Un inlassable pourfendeur de l’extrême droite, capable cependant d’évoquer «le bruit et l’odeur» du travailleur immigré. Et tant d’autres contradictions encore.

Par-dessus tout, Jacques Chirac était un homme habité par un lointain chagrin et ayant une piètre opinion de lui-même. Un jour qu’on l’interrogeait sur ses convictions de droite ou de gauche, il avait eu cette réponse on ne peut plus sérieuse : «Vous voulez le fond de ma pensée ? Vous voulez vraiment ? Eh bien franchement, je n’en sais rien.» En 1981, il fut l’un des rares députés de droite à voter l’abolition de la peine de mort. Personnage devenu anachronique, il faisait campagne les poches pleines de grosses coupures de banque. On l’a vu à Paris sortir des billets de 500 francs chez le fleuriste ou le libraire, sans reprendre la monnaie. Acheter des cadeaux à ses collaborateurs, ses officiers de sécurité et même des journalistes, pour des sommes faramineuses lors de visites officielles. Il ouvrait aussi son portefeuille en lâchant des billets à ceux qui venaient lui glisser un mot à l’oreille, à la sortie de l’église ou d’une réunion publique en Corrèze.

Au cours de son interminable carrière, «Bison égocentrique», comme on l’appelait chez les scouts, a côtoyé Brejnev, Castro et Mao… Nixon, Thatcher et Indira Gandhi. Son ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine (PS) était admiratif : «Chirac connaît personnellement les trois ou quatre dirigeants qui comptent de tous les pays de la planète.»

Le Premier ministre Jacques Chirac se promène en compagnie de sa femme Bernadette et de sa fille Claude le 19 août 1974 dans la campagne près de Auron. (FILM)  AFP PHOTO / AFP PHOTO

En vacances en août 1974 avec sa femme, Bernadette, et sa fille Claude, près d’Auron dans les Alpes-Maritimes. Il a été nommé Premier ministre à peine trois mois plus tôt. Photo AFP

Secrétaire d’Etat sous de Gaulle en mai 68, il traversait Paris avec un revolver dans sa sacoche. Il a confessé à son biographe, Pierre Péan, avoir été sympathisant de l’ANC de Mandela dès les années 60. Et le voilà chef du gouvernement quand la loi Veil sur l’IVG a été adoptée, en 1975. Premier ministre, il l’est à nouveau lorsque l’étudiant Malik Oussekine meurt sous les coups des «voltigeurs» lors des manifestations étudiantes de 1986 contre la loi Devaquet sur les universités. Responsable de certaines des grandes fractures de la société française, il a aussi tenté de les réparer par les mots avec sa fameuse «fracture sociale», slogan qui lui a ouvert les portes de l’Elysée en 1995 au terme d’un duel sanglant avec Edouard Balladur, «l’ami de trente ans». C’est aussi Chirac-le-filou qui obtient la libération des otages français du Liban dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 1988 en même temps qu’il fait donner l’assaut – prélude à un massacre – dans la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. Lui encore qui a relancé les essais nucléaires français en 1995, puis les a supprimés. Et a aussi arrêté le service militaire obligatoire.

Le mystère Chirac

«Chirac, c’est mon bulldozer», disait de lui Georges Pompidou qui l’avait pris sous son aile dans son cabinet à Matignon. «Chirac ? Le type déjà descendu de l’avion avant même que la passerelle ne soit installée», s’amusait Marie-France Garaud, sa mentor des années 70. Cette fougue brouillonne ne le quittera jamais. Et lui fera saborder ses deux mandats présidentiels. Ce sera d’abord la dissolution ratée de 1997 qui verra la gauche l’emporter et gouverner le pays dans une cohabitation de cinq  ans. Puis la déroute du référendum sur le traité de Constitution européenne en 2005, avec la victoire du non qui marquera le crépuscule du chiraquisme.

Cet homme si singulier aimait aussi passer pour un rustre appréciant Line Renaud, la musique militaire et ne lisant pas, ou que des polars. Certes, il adorait regarder la télé en survêtement, une bière à la main, mais il était aussi un puits de culture capable de disserter à l’infini des cultures chinoises et japonaises, des peuples disparus, de s’enflammer pour une poésie, un roman… Il visitait inlassablement expositions et musées, surtout le musée Guimet, à Paris, arpenté des centaines de fois depuis son plus jeune âge. Il avait amusé la galerie avec sa passion pour la culture Taïnos, présentée à Paris. Il a créé le musée du Quai-Branly, «là où dialoguent les cultures», qui porte aujourd’hui son nom. Il avait fait sien ce précepte de l’écrivain nippon Fukuzawa Yukichi : «Vivons le présent en nous tournant vers l’avenir.»

Chirac le passionné était aussi capable lors d’un «off» avec les journalistes de digresser de longues minutes sur une dent de narval posée sur une table à l’Elysée. Ou de monter au débotté un voyage officiel au Japon pour aller assister aux finales du sumo, un de ses grands dadas. En Afrique, il prenait tout son temps, parcourant le Niger ou le Mali durant plusieurs jours, à la rencontre des populations, quand les visites officielles ne dépassent plus les quarante-huit heures aujourd’hui. Lui aussi qui vous appelait dans votre chambre d’hôtel pour vous conseiller «d’arrêter la climatisation, sinon on se retrouve comme une salade flapie». Ou qui finissait ses journées à l’étranger par ce mémorable dicton : «Allez, coucouche panier, papattes croisées, bouboules en rond.»

Raffolant des femmes et des blagues de salle de garde, il a, toute sa vie, vouvoyé la sienne. Elle a souvent évoqué ses infidélités, expliquant qu’elle appartenait à une génération où l’on ne divorçait pas et où l’homme finissait toujours par rentrer au bercail. L’une des plus fameuses saillies de celui qu’elle a toute sa vie désigné comme «mon mari» : «A nos chevaux, à nos femmes… et à ceux qui les montent.» En 1988, des micros l’ont enregistré à Bruxelles en train de maugréer contre Margaret Thatcher : «Mais qu’est-ce qu’elle veut cette ménagère ? Mes couilles sur un plateau ?» Commentaire le lendemain dans la presse britannique : «Le Premier ministre français est ordurier.» Il s’est fait photographier, complètement nu, par des paparazzi un été au fort de Brégançon en train d’observer aux jumelles des filles sur le yacht de Schumacher, le pilote de F1. Elles n’ont jamais été publiées.

Paris, le 26 février 2008, porte de Versailles. Visite de l'ancien chef de l'Etat Jacques Chirac (centre), au Salon de l'agriculture, en présence de Christian Patria (D), le président du salon.

COMMANDE N° 2008-0308

Au Salon de l’agriculture, le 26 février 2008. (Photo Sébastien Calvet)

La presse ? Il s’en moquait plutôt. Surtout depuis qu’il avait «gagné contre elle» en 1995, comme il disait, alors que le balladurisme avait le vent en poupe dans la plupart des rédactions. «Je ne lis pas le journal, disait-il. Quand un article est mauvais, ça m’énerve, et s’il est bon c’est que c’est faux.» C’est à sa fille Claude, chargée de communication omnipotente, qu’il s’en remettait entièrement pour gérer son image. Bunkerisé en son palais, il ne rencontrait les journalistes que lorsque les choses allaient vraiment très mal pour lui ou à l’occasion de ses voyages à l’étranger. Et même pour ces «off», la spontanéité était rarement de mise : il lisait des fiches plastifiées surlignées en jaune. Mais si on lui avait signalé un propos à son égard qu’il jugeait «inélégant» (un de ses mots favoris avec «naturellement»), il pouvait vous bloquer dans un coin en vous traitant de «foutriquet».

Jacques Chirac appartenait à cette génération politique qui n’exhibait ni ses sentiments ni sa vie privée. «Parler de moi n’est pas mon exercice préféré», écrit-il en ouverture de son petit livre la France pour tous, en 1994. De fait, même ses plus proches comme Alain Juppé avouent n’avoir «jamais percé le mystère Chirac». Tous ceux qui se sont penchés sur l’origine de son indestructible armure personnelle comme de sa tristesse se sont perdus en route et en conjectures. D’une extrême pudeur, il était convaincu que ses états d’âme, ses doutes n’intéressaient que lui et n’étaient pas à la hauteur de son inextinguible quête d’action. On connaît mal sa grande humanité à l’égard des handicapés mentaux et physiques ou des malades incurables. Loin de toute présence médiatique, il pouvait passer des heures entières avec eux pour tenter de les soulager ou d’établir une forme de contact. Il sera aussi toujours très proche de sa fille Laurence, morte en avril 2016. Médecin, elle souffrait d’anorexie mentale et avait commis de plusieurs tentatives de suicide.

 

Opportuniste, obstiné, roué, râleur, généreux, conservateur, révolté, inconstant, humaniste… Chirac est un kaléidoscope. Une girouette aussi capable de changer d’avis le temps d’avaler une choucroute (une autre de ses passions). Un monstre de cynisme enfin, susceptible d’instrumentaliser les faits divers à des fins électorales, de s’en prendre à l’Europe pour se soustraire à ses engagements, de soutenir le productivisme agricole en France tout en déplorant le sous-développement en Afrique, de débiter des kilomètres de promesses puis de se comporter en roi fainéant une fois élu. Il est l’auteur de l’appel de Cochin, en décembre 1978, qui dénonçait «le parti de l’étranger» à l’œuvre en France pour stigmatiser les partisans de l’intégration européenne. Mais il a aussi appelé à voter oui au traité de Maastricht quelques années plus tard. «Je vous surprendrai par ma démagogie», avait-il lancé à son équipe de campagne présidentielle de 1995. Chirac disait ressembler à son peuple. Il l’a accompagné toute sa vie en épousant ses contradictions plutôt qu’en lui montrant la voie.

Une jeunesse libre

La vie de Jacques Chirac commence le 29 novembre 1932. Il naît dans le Ve arrondissement de Paris, à la clinique Geoffroy-Saint-Hilaire (la même que Jean Tiberi, son successeur controversé à la Mairie de Paris en 1995). Sa mère, Marie-Louise (née Valette), une fervente catholique, le couve. Elle lui passe tous ses caprices et l’adule. Miraculé de la Première Guerre mondiale, le père, Abel François Chirac, est banquier mais rêve d’aéronautique. Dix ans avant la naissance de Jacques, le couple a eu une fille, Jacqueline. Elle sera emportée à 2 ans par une broncho-pneumonie. Les quatre grands-parents sont corréziens, instituteurs, laïcs et proches du radicalisme. Parmi eux, seul Louis, le grand-père paternel, s’affiche ouvertement radical-socialiste, défenseur du Cartel des gauches puis du Front populaire. Plus tard, Jacques Chirac se méfiera toujours des idéologies, affirmant que la politique est pour lui d’abord «affaire d’hommes, de caractères, de sensibilités». Inlassable défenseur de la laïcité à la française, il s’est toujours positionné dans la lignée de ses aïeux tout en étant croyant et passionné par les questions spirituelles.

Un temps nommé à Clermont-Ferrand, son père et la famille retournent à Paris jusqu’à la débâcle de 1940. Puis ils filent en Corrèze, à Sainte-Féréole, lors de l’exode, avant de trouver refuge dans une villa du Sud, au Rayol, près de Toulon. Ici, il aime musarder, courir nu-pieds avec les enfants du cru, pêcher. Cette époque, qui le voit assister au sabordage de la marine française dans la rade de Toulon en 1942, est pour lui celle du sentiment de liberté absolue, de l’insouciance. Elle ne lui donne guère d’appétence pour l’école mais, dès le retour à Paris, en 1945, le voilà au lycée Carnot puis à Louis-le-Grand, où il se montre un élève moyen, très indiscipliné.

C’est vers l’âge de 15 ans qu’il commence à se constituer son jardin secret, comme il le racontera dans ses mémoires, en achetant en cachette des livres de poésie et d’art. Cette manie de cacher ses passions ne le quittera pas. Longtemps, il a pris plaisir à passer pour un quasi inculte, jugeant que cela ne le desservait pas politiquement, avant de rendre publics ses goûts et sa grande connaissance des civilisations dites premières. Alors qu’il arpente sans relâche le musée Guimet, il songe, à 16 ans, à se convertir à l’hindouisme et se met en tête d’apprendre le sanskrit. Il opte finalement pour le russe qu’il maîtrisera assez bien. Son père veut le voir faire Polytechnique. Bac en poche (mention «assez bien»), il rêve de grands horizons et s’engage secrètement sur un bateau de la marine marchande comme pilotin. Il s’achète une pipe pour faire loup de mer, et le voilà trois mois sur le Capitaine Saint-Martin qui transporte du minerai de fer entre Dunkerque et l’Afrique du Nord. Il raconte avoir perdu son pucelage dans un bordel de la casbah d’Alger.

De gauche

Retour à Paris où il intègre Sciences-Po en 1951 et rencontre Bernadette de Chodron de Courcel, sa future épouse, à qui il propose de faire partie d’un groupe de travail se réunissant chez ses parents. Celle que l’on surnommait «Bernie» est issue de la vieille noblesse française dont les origines remontent au Xe siècle. Pas du tout le même milieu social que les Chirac. Jacques est alors clairement de gauche. En 1950, il a signé l’appel de Stockholm contre l’arme atomique et vendra quelques semaines l’Humanité-Dimanche devant l’église Saint-Sulpice à Paris. Fiché par la police comme communiste – parti auquel il n’a pourtant jamais appartenu -, il devra attendre 1955 pour que le général Koenig, ministre de la Défense, fasse disparaître cette trace de sa fiche des RG. Toujours à cette époque, à Sciences-Po, il se lie d’amitié avec Michel Rocard, qui lui propose d’adhérer à la SFIO, l’ancêtre du Parti sociliste. Mais Chirac juge ce parti trop réactionnaire tout comme il rejette le conservatisme gaulliste du RPF. Bref, il se cherche déjà.

Toujours aventurier dans l’âme, il se rend à l’été 1952 en Scandinavie puis, en 1953, part pour un grand périple aux Etats-Unis. Voyage initiatique qui le voit travailler dans un restaurant tout en suivant des cours à Harvard, faire le chauffeur d’une veuve d’un pétrolier texan entre San Francisco et Dallas et mener une vie de patachon à la Nouvelle-Orléans. En donnant des cours de latin à Boston, il craque alors pour Florence Herlihy, qui l’appelle «Honey child». Il est engagé auprès de Bernadette à Paris mais envisage de se fiancer avec ce coup de foudre américain. Son père lui envoie une lettre lui demandant de rompre immédiatement. C’est finalement avec Bernadette qu’il se fiance en octobre 1953, ne cessant dès lors d’être un conjoint volage, puis un époux cavaleur invétéré.

A sa sortie de Sciences-Po (troisième de sa promotion) en 1954, il sent que sa vocation est de «servir l’Etat» et est reçu à l’ENA, dans la promotion Vauban. Il va en parallèle effectuer son service militaire comme élève officier à Saumur puis en Allemagne, à Lachen, au sein du 11e régiment des chasseurs d’Afrique. Mais les événements se précipitent en Algérie. Et moins d’un mois après avoir épousé – en uniforme – Bernadette de Courcel en l’église Sainte-Clothilde à Paris, il débarque à Oran à la tête d’un peloton de 32 hommes. Le sous-lieutenant Chirac est envoyé dans les djebels près de la frontière marocaine. Les accrochages sont fréquents avec les fellaghas. Durant plus d’un an, il se bat, commande et tente de faire la part des choses. Il est alors plutôt Algérie française mais comprend le combat des Algériens.

Il quitte l’Algérie en 1957 avec l’envie d’y revenir et un goût certain pour le métier des armes. Il songe même à s’engager et à faire une carrière militaire (en 1992, il avait le grade de colonel de réserve dans l’armée de terre), mais le directeur de l’ENA et sa femme l’en dissuadent. Il effectue un fastidieux stage en préfecture à Grenoble, qui le déprime, avec un rapport sur «le développement de l’Isère alpestre». Il retourne enfin en 1959 en Algérie avec ses camarades de promotion Vauban en «renfort administratif», mais cette fois accompagné de Bernadette et de leur fille Laurence, née en 1958.

L’exercice de l’Etat

A leur retour, Jacques Chirac est affecté à la Cour des comptes. Il s’y morfond. Il ne songe pas encore à la politique, plutôt à d’autres vastes horizons. Total lui propose la direction de sa filiale au Canada mais sa mère, qui veut le garder près de lui, arrive à persuader Bernadette de faire renoncer son mari. C’est alors qu’un ancien camarade de Sciences-Po lui propose d’entrer à Matignon au cabinet de Georges Pompidou. Le natif du Cantal, féru de poésie et de modernité, va vite devenir son maître, son modèle absolu. L’apprentissage du pouvoir, du service de l’Etat et de l’ambition se fait sous la houlette de Pierre Juillet, qui deviendra son mentor.

En 1965, premier mandat de conseiller municipal à Sainte-Féréole, en Corrèze. Puis, en 1967, il remporte une circonscription législative a priori ingagnable face à la gauche, à Ussel. L’appui financier massif de l’avionneur Marcel Dassault, vieil ami du père Chirac, sera décisif. Voilà Chirac à droite. Sans l’avoir vraiment choisi. Davantage par admiration pour Pompidou et le Général que par conviction profonde. La bête de pouvoir est lancée. Et elle est affamée.

Le maire de Paris Jacques Chirac, accompagné de son épouse Bernadette, accueillent, le 10 juillet 1979 à l'aéroport de Roissy les 277 réfugiés du sud-est asiatique arrivés à bord d'un DC-10 affrété par la ville de Paris, venant de Kuala-Lumpur.

Le 10 juillet 1979, il accueille à Roissy, en tant que maire de Paris, 277 réfugiés en provenance de Kuala-Lumpur dans un avion affrété par la Ville. (Photo Joël Robine. AFP)

Quelques mois plus tard, de Gaulle lui confie un strapontin au gouvernement en le nommant secrétaire d’Etat à l’Emploi. Le chômage est quasi inexistant mais Chirac crée l’ANPE. Il enchaîne ensuite les fonctions ministérielles. Secrétaire d’Etat à l’Economie rattaché au ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing dans le gouvernement Chaban-Delmas, puis ministre des Relations avec le Parlement. Il enchaîne les succès électoraux en Corrèze (président du conseil général en 1970) et les maroquins jusqu’en 1974. Il sait se rendre utile, toujours disponible et d’une loyauté sans borne envers Pompidou. Le ministre dont il se sent le plus proche, avec lequel il déjeune régulièrement, est André Malraux. L’auteur de la Condition humaine le fascine : Chirac a des conversations enflammées avec lui sur la littérature ou l’art asiatique. Son passage au ministère de l’Agriculture sera particulièrement marquant et lui vaudra durablement l’affection des paysans. Ses dizaines de sorties au Salon de l’agriculture où il dévore fromages, saucisses et pâtés, absorbe quantité de vin et flatte le cul des vaches sont désormais mythiques. Il exercera enfin deux mois la fonction de ministre de l’Intérieur avant la mort du président Pompidou, le 2 avril 1974.

Cette disparition débouche aussitôt sur des divisions à droite. Au sein du clan gaulliste où Pierre Messmer, Premier ministre, a le soutien de Chirac pour être candidat à l’Elysée. Mais Jacques Chaban-Delmas, autre historique et inventeur de la «nouvelle société», ne lâche rien et finit par s’imposer. Jacques Chirac se dit alors persuadé que Chaban «n’incarne pas l’avenir» et qu’il sera battu. Il se tourne donc vers l’autre figure de la droite, orléaniste, elle : Valéry Giscard d’Estaing. Le ministre des Finances prend acte de son refus de soutenir Chaban et lui propose de l’aider à diviser davantage le camp gaulliste. Il lui promet aussi Matignon, ce que Jacques Chirac affirme avoir refusé. Le 13 avril, la manœuvre prend forme : «le manifeste des 43» rassemble 4 membres du gouvernement et 39 députés gaullistes de l’UDR qui appellent à rallier Giscard plutôt que Chaban. Chirac est conspué par une partie des siens qui voient en lui un traître. Lui rétorque que c’est une affaire de conviction et que seul VGE lui semble en mesure de pouvoir battre Mitterrand. L’histoire lui donne raison et lui ouvre, à 41 ans, les portes de Matignon. A-t-il hésité à accepter ? Il affirmera que c’est pour préserver l’existence même du mouvement gaulliste qu’il aurait dit oui. Cette intuition lui permettra de rebondir en refondant, fin 1976, un parti à sa botte, le RPR.

Dès son entrée à Matignon, Chirac et Giscard vont entamer leur face-à-face qui débouchera sur une inexpugnable détestation commune. Ils y gagneront leur surnom de «plic et ploc», enfants terribles et fossoyeurs de la droite française durant une quinzaine d’années. A Matignon, Chirac est corseté. C’est un chef de gouvernement qui ne choisit pas ses ministres, est traité avec mépris par le chef de l’Etat et doit affronter le premier choc pétrolier, début d’une crise toujours à l’œuvre de nos jours. Il en est affecté, blessé pour toujours. Ses échanges avec Giscard se font souvent par lettre pour tenter de remettre de l’ordre au sein de l’exécutif. Rien n’y fait : Giscard n’en fait qu’à sa tête et Chirac trépigne. Très vite, il se transforme en VRP de l’entreprise France. Il voyage beaucoup, rencontre des chefs d’Etat parfois peu fréquentables pour passer des contrats (Saddam Hussein, Ceausescu…), découvre les relations internationales.

Le président de la République Valéry Giscard d'Estaing (D) serre la main du Premier ministre Jacques Chirac (G) à l'issue du conseil des ministres, le 25 août 1976, quelques instants auparavant, Jacques Chirac lui a présenté sa démission et celle du gouvernement.

French President Valery Giscard d'Estaing (right) shakes hand with Prime Minister Jacques Chirac (left) at the end of the cabinet meeting held at Elysee Palace 8/25. Mr Chirac handed in the resignation of his government.

Chirac salue le président de la République Valéry Giscard d’Estaing à l’issue du Conseil des ministres, le 25 août 1976. Il lui a présenté sa démission quelques instants plus tôt. (Photo AFP)

VGE lance ses grandes réformes de société : majorité abaissée à 18 ans, avortement, découpage de l’ORTF… Chirac suit. Mais quand Giscard veut arrêter la construction du centre Pompidou (une «monstruosité» à ses yeux ), Chirac s’y oppose et menace de démissionner. Au terme d’un énième coup fourré entre les deux hommes à la suite d’un remaniement, le Premier ministre se sent comme «l’huissier de la présidence». Il est temps de prendre le large. Il attendra l’été pour donner sa démission et ne la rendra officielle que fin août avec une déclaration tonitruante : «Je ne dispose pas des moyens que j’estime aujourd’hui nécessaires pour assumer efficacement mes fonctions de Premier ministre et, dans ces conditions, j’ai décidé d’y mettre fin.» Le voilà libre, l’ambition débridée, en route vers les sommets… Mais il est aussi bien décidé à se venger de Giscard.

A la conquête de Paris…

Pour cela, il lui faut un parti. Et donc refonder la famille gaulliste qui deviendra son écurie présidentielle. Fin 1976, elle est bien moribonde. Et Chirac est l’un des responsables majeurs de cette situation. L’idée concoctée avec ses proches de l’époque (Pierre Juillet, Marie-France Garaud, Jacques Friedmann, Jérôme Monod et Charles Pasqua) est de créer un grand rassemblement populaire et moderne, susceptible de concurrencer la giscardie. Objectif numéro 1 : envoyer un gaulliste – Chirac en l’occurrence – à l’Elysée. Dans le discours d’Egletons, en octobre 1976, il jette les bases du futur Rassemblement pour la République (RPR) en évoquant un modèle de «travaillisme à la française». Puis viendront les assises de la fondation, le 5 décembre, face à 50 000 personnes porte de Versailles à Paris. Un certain Nicolas Sarkozy, 21 ans, va alors prendre en charge les Jeunes RPR. Chirac se met à parcourir la France, recoin après recoin. Il fustige le «conservatisme» et le «capitalisme sauvage». Le RPR est tout autant contre la gauche qu’anti-Giscard. Il va revendiquer jusqu’à 700 000 adhérents. Une vraie machine de guerre au service exclusif de son chef.

… en motocrottes

La première démonstration de son efficacité politique va être la prise de Paris en 1977, où Jacques Chirac lui-même affronte le giscardien honni Michel d’Ornano. Cette bataille totale sera décisive et fondatrice pour la suite de sa carrière. L’épopée raconte qu’il sillonne les quartiers, qu’il séduit par son énergie et son contact facile et promet à tour de bras. La déjection canine est sa grande affaire du moment ; c’est le temps des fameuses «motocrottes» !

En s’emparant de la capitale, Chirac va disposer d’une formidable base arrière et mettre la main sur de considérables moyens financiers. Il peut aussi croiser le fer avec l’Etat sur une multitude de dossiers pour se donner de la visibilité. Mais Paris sera avant tout un magot sans limite pour le RPR et son chef, qui ne vont pas se priver. Toute une génération d’affidés, d’Alain Juppé à Jacques Toubon (en passant par la crème de la haute fonction publique qui le rejoint), va y fourbir ses premières armes politiques. Chirac distribue les postes, case les uns, recase les autres, décerne les hochets, signe des parapheurs jusqu’à plus soif durant les séances du Conseil de Paris.

Il loge aussi beaucoup de ses amis et futurs électeurs dans les HLM ou le luxueux domaine privé de la Ville. Des wagons d’élus sont reçus dans son vaste bureau, les chefs d’Etat de passage à Paris lui rendent tous visite (protocole oblige), une direction des relations internationales est créée pour lui permettre de voyager et de nouer des dizaines de partenariats avec des villes du monde entier. Achetés les uns après les autres, les giscardiens de Paris se rallient à lui. Les passe-droits sont partout, le clientélisme règne en maître. Tout est désormais extrêmement poreux entre la Mairie de Paris, le RPR et le fief corrézien dont Chirac reste député. Outre son élection de 1977, il réalisera deux grands chelems aux élections municipales suivantes en remportant la totalité des vingt arrondissements.

Tremplin pour les conquêtes, Paris sera une confortable base de repli – et de redéploiement – après les défaites présidentielles de 1981 et 1988. Pour gérer la Ville, Chirac s’appuie essentiellement sur l’administration mais aussi sur le trio corse Romani-Tiberi-Dominati, à qui est confié l’appareil politique. A travers ses réalisations, il va tenter de faire de Paris une vitrine de ce que serait une France chiraquienne. Pour le meilleur parfois, mais souvent le pire. Avec lui, la ville doit s’adapter à l’automobile, des centaines de milliers de mètres carrés de bureaux sortent de terre, les ZAC sont partout, il promet de se baigner dans une Seine dépolluée (ce qu’il ne fera jamais). Certes, Paris est plus propre, mais la gentrification des quartiers populaires est en marche. Et les prix de l’immobilier explosent.

Le maire de Paris, Jacques Chirac (G), est assis aux côtés de son adjoint Jean Tiberi le 24 novembre 1982 dans les salons de l'hotel de ville à Paris.   N/B

Paris mayor, Jacques Chirac( L) is seated beside beside his deputy mayor Jean Tiberi 24 November 1982 in Paris.    B/W

Avec son adjoint Jean Tiberi dans un salon de l’hôtel de ville de Paris, le 24 novembre 1982. Quelques mois plus tard, il sera réélu pour le deuxième de ses trois mandats municipaux à la tête de la capitale. (Photo Dominique Faget. AFP)

Après son élection à l’Elysée, en 1995, tout se lézarde. Un maire falot, Jean Tiberi, est préféré à Jacques Toubon pour lui succéder, et la campagne se solde par la perte de cinq arrondissements. Les affaires commencent à éclater : faux électeurs des IIIe et Ve arrondissements, emplois fictifs du RPR, frais de bouche du couple Chirac (plus de 700 euros par jour !), cassette Méry, marchés publics suspects… Jacques Chirac est rattrapé par Paris et déploie tous les moyens en son pouvoir présidentiel pour maintenir les juges loin de lui. Il lâche un à un ses anciens amis devenus encombrants, comme Tiberi, tandis que Juppé, le «meilleur d’entre nous», écope à sa place d’une lourde condamnation. En 2001, Paris bascule à gauche. «La fin du chiraquisme», confiait alors François Hollande sans se douter que le 21 avril 2002 se profilait.

Mitterrand et la cohabitation

Mais avant cette date maudite pour la gauche, la longue carrière de Jacques Chirac le verra signer son retour à Matignon en 1986. François Mitterrand et lui inaugurent alors la première cohabitation de la Ve République. Les deux hommes se connaissent bien. En octobre 1980, ils ont même dîné ensemble chez Edith Cresson et auraient alors scellé un pacte pour faire battre VGE à la présidentielle de 1981. C’est d’ailleurs la première candidature de Jacques Chirac à l’Elysée. Thème central de sa campagne : éviter «le déclin de la France». Il recueille environ 18 % des suffrages, 10 points derrière Giscard. Dans l’entre-deux-tours, il assure qu’il votera «personnellement» VGE. Mais nombre de militants RPR ont bien compris qu’il fallait pratiquer «le vote révolutionnaire» en mettant un bulletin Mitterrand dans l’urne, comme le confirmeront des années plus tard le RPR Patrick Devedjian et bien d’autres compagnons.

Entre 1981 et 1986, Chirac s’impose au fil des ans comme le vrai chef de l’opposition au gouvernement «socialo-communiste», comme on dit alors à droite. Les victoires s’enchaînent aux élections cantonales, municipales et européennes. Le RPR progresse partout et devient même hégémonique. Chirac a troqué son gaullisme pour le libéralisme, alors très en vogue. Une idéologie qu’il vilipendera au milieu des années 90. L’alliance avec l’UDF reste un combat permanent mais elle permet à l’opposition de remporter les législatives de 1986. Au terme d’un débat avec Laurent Fabius, le patron du RPR a marqué des points en traitant le Premier ministre de «roquet». Mitterrand appelle Chirac à Matignon et se donne deux ans – la prochaine présidentielle – pour le dévorer.

Les débuts de la cohabitation (terme inventé par Edouard Balladur) sont rudes. Mitterrand se pose en président arbitre et refuse de signer les ordonnances sur les privatisations massives des grandes entreprises. Avec Charles Pasqua à l’Intérieur, Chirac développe des thèmes sécuritaires et lutte contre le terrorisme islamiste ou d’extrême gauche (Action directe). Chirac est aussi confronté à des grandes grèves étudiantes à l’hiver 1986 qui déboucheront sur le retrait de la loi Devaquet.

Candidat à l’Elysée en 1988 face au président sortant, il arrive très affaibli dans cette bataille. Qui se soldera par une défaite sans appel avec moins de 46 % des voix au second tour. Chirac est à terre et déprimé pour la première fois de sa vie. Il se replie sur son bunker : l’Hôtel de Ville de Paris.

Bernadette court les dîners en ville pour dire que «les Français n’aiment pas [son] mari». Au RPR aussi, l’autorité du chef est contestée par des rénovateurs (Noir, Barzach, Carrignon…) puis par un attelage composé de Philippe Séguin et Charles Pasqua, hostiles au traité de Maastricht (1992). Mais les digues tiennent grâce au contrôle de l’appareil par le talentueux Alain Juppé et au profond rejet de la gauche dans l’opinion. Les législatives de 1993 sont pour elle une débâcle. C’est la deuxième cohabitation qui voit Edouard Balladur entamer un bail à Matignon. Entre eux, le deal est clair : l’un dirige le gouvernement pendant que l’autre se consacre à la préparation de la présidentielle.

«J’avais confiance en Edouard Balladur», écrira quinze ans plus tard Jacques Chirac dans ses mémoires. Très vite, il apparaît évident que le Premier ministre ne respectera pas ses engagements oraux vis-à-vis de Chirac. Il le fait même passer pour un homme du passé tandis qu’il jouit d’une côte de popularité au zénith. La «trahison» balladurienne est orchestrée tambour battant par Nicolas Sarkozy, jeune ministre du Budget, jusqu’alors fidèle de Chirac. Cette fois tout casse. Ou presque. Des poids lourds comme Charles Pasqua, Simone Veil ainsi que la quasi-totalité de l’UDF soutiennent Balladur. Mais l’appareil du RPR reste fidèle à son président. Ainsi que Juppé et Séguin, les frères ennemis de la chiraquie. Et aussi Alain Madelin, chantre du libéralisme. Chirac campe le personnage de l’homme seul. Il repart sillonner la province, attaque le conservatisme de Balladur et se trouve un thème de campagne en or : «la fracture sociale», formule inspirée par le démographe Emmanuel Todd. Et ça marche. D’autant plus que les Guignols de l’info sur Canal + popularisent son personnage de beauf sympa, buveur de Corona, s’exclamant «Putain deux ans !» avant la présidentielle. Suivant les conseils en com de sa fille Claude, il cultive une image assez raccord du type accessible, incarnant une France populaire. Sa campagne est un modèle du genre. Balladur ne tient pas la distance. Il s’effondre au premier tour de la présidentielle, appelle à voter Chirac contre Jospin au second. Cette fois, c’est certain, l’Elysée n’est pas loin.

Le 17 juin 1995,  Chirac raccompagne Mitterrand après leur passation de pouvoir à l’Elysée. (Photo Jean-François Campos)

Enfin président

Elu 22e président de la République le 7 mai 1995 avec 52,7 % des suffrages, Chirac organise une transition apaisée avec Mitterrand. Les deux hommes s’apprécient désormais. Et le sortant, très malade, prend la peine de réagencer le bureau présidentiel avec le mobilier du Général. Chirac est aux anges ! Il compose son cabinet avec des fidèles de toujours, quelques Corréziens et un homme que Bernadette va vite détester : Dominique de Villepin. Un mois à peine après son installation, il déclenche une crise politique en annonçant la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique. Puis leur arrêt définitif. Il réalise aussi un geste historique en reconnaissant le rôle de l’Etat dans la déportation des Juifs : «Ces heures noires souillent à jamais notre histoire et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français.» Toujours en début de mandat, il se rend en Israël en octobre 1996. Un voyage marqué par un violent accrochage avec les services de sécurité israéliens, et cette tirade passée à la postérité en VO : «What do you want ? Me to go back to my plane, and go back to France ? […] This is not a method. This is provocation.»

La dissolution

Au plan économique, l’obsession partagée avec le Premier ministre, Alain Juppé, est de voir la France entrer dans les critères de Maastricht en réduisant les déficits publics. En octobre, le Président se rend à la télévision pour enterrer de fait la fracture sociale et promettre du sang et des larmes. D’immenses manifestations se déploient contre la réforme des retraites et de la Sécurité sociale. Le gouvernement Juppé recule. La majorité est fragile. L’affaire des sans-papiers de l’église Saint-Ambroise accroît l’impopularité de l’exécutif. En avril 1997, contre l’avis d’une partie de ses amis politiques mais sous l’influence du duo Villepin-Juppé, Chirac lâche une bombe : il va dissoudre l’Assemblée nationale. Effet boomerang, c’est la gauche plurielle qui l’emporte et voit Lionel Jospin s’installer pour cinq ans à Matignon. Chirac est ridiculisé, dépouillé, détesté par une grande partie des siens.

Même s’il n’a aucune affinité avec Jospin – qu’il connaît peu -, le chef de l’Etat s’accommode très vite des ministres avec qui il a de bonnes relations. Aubry, DSK, Védrine, Chevènement le respectent. Ce qui est fondamental pour lui. Très à l’aise avec ces socialistes, il les charme les uns après les autres lors de déplacements en France ou à l’étranger. Ce qui a le don d’exaspérer Lionel Jospin. Mais Jacques Chirac ne lâche rien de son domaine réservé des affaires étrangères. Il est aussi raccord avec le chef du gouvernement sur les options européennes. Lors des régionales de 1998, il s’oppose avec force aux présidents locaux qui ont bénéficié des voix du FN pour sauver leur fauteuil.

Durant toutes ces années, Jacques Chirac occupe une fonction de premier plan, bénéficie des honneurs dus à son rang mais n’a pas à assumer de grands choix gouvernementaux. Le bonheur ! Il regagne peu à peu en popularité et fourbit ses armes en coulisses. Dès qu’il le peut, il attaque Jospin sur l’insécurité, dont il fera le thème majeur de campagne en 2007. Au soir du 21 avril, la gauche est abasourdie : son candidat est éliminé dès le premier tour. Le hold-up électoral est parfait. Avec seulement 19,8 %, Chirac est au second tour face à Jean-Marie Le Pen. Il a donc gagné. Des gigantesques manifestations ont lieu dans tout le pays contre l’extrême droite. Il n’y aura même pas de duel télévisé d’entre-deux-tours. 25,5 millions (82,2 %) d’électeurs votent Chirac le 5 mai. Le miraculé de la République entame un second mandat.

Sarkozy, le retour

Jean-Pierre Raffarin s’installe à Matignon, Nicolas Sarkozy à l’Intérieur. Jacques Chirac a confié à Alain Juppé la fondation d’un «grand parti de la droite et du centre», l’UMP. Le vieux chef de l’Etat veut se consacrer à l’international et s’est lassé des luttes de pouvoir franco-françaises qui l’ont occupé à plein-temps depuis près de quarante  ans. Doté d’un bilan famélique, il veut maintenant laisser sa trace dans l’histoire. Mais un puissant gêneur va s’ingénier durant cinq ans à le contrarier et, finalement, mettre à bas le bel agencement politique chiraquien. Nicolas Sarkozy, le «traître» balladurien lui aussi revenu au premier plan, entre en campagne dès 2002 avec la ferme intention de barrer la route à Juppé et de s’installer au Château dans cinq ans. Un pied dedans, l’autre dehors, il va mener un combat total.

Tout à ses occupations internationales, Chirac délivre un discours marquant à Johannesburg sur les grands enjeux environnementaux de la planète, tient tête aux Etats-Unis contre la guerre en Irak en s’alliant avec la Russie et l’Allemagne, œuvre pour le dialogue entre les cultures. Il se voit en sage planétaire, en grand-père bienveillant des Français englués dans leurs sempiternels blocages. Mais en réalité il les néglige, se sachant impuissant à régler leurs problèmes. Un boulevard pour Sarkozy, omniprésent dans les médias, qui distille une musique moins ampoulée que celle de l’Elysée.

Le 14 juillet 2002, un militant d’extrême droite, Maxime Brunerie, tente d’assassiner le Président. La lutte contre le cancer, le handicap et la mortalité sur les routes sont érigées en priorités nationales. Mais le pays est mécontent. Et puis il y a ce «maudit» Sarkozy, plus incontournable et populaire que jamais, qui en rajoute et défie son camp. Les rodomontades chiraquiennes à son égard («je décide, il exécute») n’ont d’autres effets que de souligner son impuissance et de galvaniser son impétueux ministre. Juppé est condamné dans l’affaire des emplois fictifs du RPR, Sarkozy s’empare de l’UMP : Chirac est presque nu.

Fin mai 2005, le non au traité de Constitution européenne l’emporte à presque 55 % lors d’un référendum. Pour Chirac, c’est un revers majeur qui le discrédite au plan intérieur comme aux yeux de ses homologues européens. Très affaibli politiquement, il remanie, installe Dominique de Villepin à Matignon et nomme Sarkozy ministre d’Etat. Une ultime (et vaine) manœuvre pour tenter de stopper l’ascension sarkozyste et s’assurer un répit de fin de mandat. Mais le 2 septembre, Jacques Chirac, déjà fort mal entendant, est victime d’un accident vasculaire cérébral.

Ce crépuscule est accentué par de violentes émeutes qui secouent les banlieues fin octobre. L’état d’urgence est décrété puis le couvre-feu sur certains territoires. Le retour au calme revient progressivement. Mais comme pour parachever l’impopularité de l’exécutif, Villepin fait descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes avec le contrat première embauche (CPE). Pour la première fois depuis qu’il est entré dans le grand bain politique, Jacques Chirac est hors-jeu. Définitivement. Le triomphe sarkozyste est en marche. Il en est meurtri et ne supporte pas l’idée qu’un «libéral pro américain» lui succède. Il devra pourtant lui apporter son soutien pour ne pas hypothéquer l’avenir de ses propres amis politiques et tenir le plus longtemps possible les juges loin de lui.

Le 16 mai 2007 a lieu la passation de pouvoir. La France change d’époque et de style. Un Jacques Chirac âgé aux cheveux légèrement teints glisse sur un grand tapis rouge jusqu’à sa voiture. Le personnel de l’Elysée pleure. Un dernier geste de la main à travers la vitre du véhicule. Voilà, c’est fini.

Fin de carrière

Il file vers un appartement du Quai Voltaire, en bord de Seine. Et déjà une nouvelle polémique se profile. Le logement appartient à Rafic Hariri, Premier ministre du Liban (assassiné en 2005). Les Chirac mentent sur sa superficie. Ils disent aussi que leur installation ici est provisoire. Ils ne déménageront jamais. Les amis de l’ancien chef de l’Etat sont cependant inquiets. Pas pour cette énième affaire. Non, ils s’interrogent sur la capacité de l’ex-président à gérer «l’après» d’une carrière si dense et longue. Certes, il est très entouré, se met au travail pour créer la Fondation Chirac, les chefs d’Etat continuent à l’appeler, les visites des amis sont régulières. Il voyage, part en vacances. On le voit à la terrasse des cafés de Saint-Trop, à Paris, au Maroc… Toujours disponible pour signer des autographes ou embrasser les jolies femmes. Mais la déprime pointe très vite et ses problèmes physiques s’aggravent (périodes d’absence, perte de mémoire). Le face-à-face avec Bernadette – qu’il a toujours fuie – n’arrange rien.

Le maire de Paris et président du RPR Jacques Chirac, s'entretient le 24 mars 1981 à Paris, lors d'un dîner, avec Nicolas Sarkozy, alors âgé de 26 ans, membre du comité central du RPR (1979), chargé de la jeunesse. Nicolas Sarkozy, né le 28 janvier 1955 à Paris, fils d'un Hongrois réfugié en France après la guerre, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et titulaire d'une maîtrise de droit, est avocat. Jacques Chirac, fondateur et ancien président du parti gaulliste Rassemblement pour la Républi

Candidat à la présidentielle, il s’entretient lors d’un dîner de campagne, le 24 mars 1981 à Paris, avec le chargé de la jeunesse au comité central du RPR, un certain Nicolas Sarkozy, 26 ans. (Photo Georges Bendrihem. AFP)

Avec un collaborateur, Jacques Chirac s’attelle malgré tout aux deux tomes de ses mémoires. Manière de dire sa vérité et de raconter l’histoire à sa sauce. En juin 2008, la Fondation Chirac est lancée. Un prix pour la prévention des conflits est créé. L’ancien chef de l’Etat effectue encore quelques déplacements à l’étranger. Mais va vite devoir renoncer. Plus la force.

En décembre 2010, il met un terme à sa participation aux séances du Conseil constitutionnel dont il était membre de droit au côté de son vieil ennemi Giscard d’Estaing. Ses rares apparitions publiques sont maintenant hypercontrôlées par le clan historique. Où tout oppose Claude et Bernadette. On redoute la gaffe, l’image dégradante, le geste déplacé. Il y aura cette fameuse vidéo en Corrèze où l’ancien président tente de séduire une élue socialiste du conseil général tandis que Bernadette discourt et lui fait les gros yeux. Ou encore cette visite au côté de François Hollande en juin 2011 en Corrèze qui provoquera la fureur de Nicolas Sarkozy : devant micros et caméras, Jacques Chirac désinhibé assure qu’il votera pour le candidat socialiste à la présidentielle. L’été 2012, après son élection, François Hollande lui rendra une longue visite en son château corrézien de Bity.

Jacques Chirac redoutait par-dessus tout «d’emmerder les gens». Il se méfiait de ses compatriotes si versatiles et prompts à brûler ceux qu’ils avaient adorés… pour mieux les regretter. Parti de l’Elysée en mai 2007 au plus bas dans les sondages, il était depuis fin 2009 «la personnalité politique préférée des Français».

Antoine Guiral

Sorgente: (1) Jacques Chirac, la grande traversée – Libération

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