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Les jeunes de la région de la Gezira, qui se rêvait en «grenier du monde arabe», sont à la pointe de la contestation contre les militaires au pouvoir. Avec surtout en tête de retrouver la prospérité passée.

Leur tente cubique rouge est posée au centre de la gare des taxis bleus. Au pic de la chaleur, en ce jour de ramadan, le seul bruit qui s’en échappe est le glouglou d’un climatiseur hors d’âge, qui ronronne au milieu des dix mètres carrés abrités du soleil. Autour, une quinzaine de jeunes hommes sont allongés les uns sur les autres, sur et sous la table, ou recroquevillés sur des chaises en plastique. A Wad Madani, ville lovée dans une boucle du Nil Bleu à 200 kilomètres en amont de Khartoum, la révolution fait la sieste.

Cette torpeur apparente est trompeuse. La cité de 350 000 habitants a été à la pointe du mouvement de contestation qui a conduit au renversement du président-général Omar el-Béchir, le 11 avril. La plupart des jeunes assoupis sous la tente ce jour-là en ont payé le prix.«A Wad Madani, les personnes arrêtées par les services de renseignement sont systématiquement bastonnées et souvent envoyées au “cercueil”, un placard si petit que tu es obligé de rester debout toute la journée, raconte Kamil Saleh, 25 ans, le regard caché par des lunettes de soleil. Là-bas, on te nourrit une fois par jour, avec juste de l’eau et de l’huile.» Les détenus «affiliés politiquement» – militants ou opposants au régime de Béchir – étaient envoyés à Khartoum, les autres libérés au bout de quelques jours, avec interdiction de remettre un pied dans la rue. Certains d’entre eux ont disparu, affirme Kamil. «Mais plus on était arrêtés, plus on était motivés pour marcher, assure-t-il. Au lieu d’en piquer, on achetait même des pneus pour les brûler dans les manifestations.»

Morale islamiste

Après l’arrestation du dictateur, lors d’un coup d’Etat mené par des hauts gradés de l’armée soudanaise, les jeunes ont pris d’assaut la prison secrète du National Intelligence Security Service (Niss) où ils avaient été torturés. Ils ont également incendié le siège local du National Congress Pary (NCP), le parti présidentiel, symbole de la corruption pour les uns, des brimades subies par la jeunesse au nom de la morale islamiste pour les autres. Le bâtiment, abandonné, porte encore les marques noirâtres laissées par les flammes de ce jour de colère.

Wad Madani est réputée pour être un foyer historique des révoltes soudanaises. A commencer par celle de 1924 contre le colonisateur britannique. Mais aussi celle de 2013, considérée comme une répétition générale de l’insurrection actuelle. «Le soulèvement avait débuté ici, mais la répression avait été particulièrement brutale. Plusieurs manifestants avaient été tués, dont des adolescents», rappelle Ahmed Abderrahmane, 22 ans. Allongé sur le ventre, bracelet en cuir avec une tête de loup en argent autour du poignet, il fait office de chef de bande à l’intérieur de la tente rouge. «Aujourd’hui encore, le Niss et les islamistes sont très puissants en province, ce n’est pas comme dans la capitale, où la zone du sit-in [occupée par les manifestants depuis le 6 avril, ndlr] est relativement protégée, dit-il. Maintenir une présence sur cette place, organiser des discours le soir, est un combat. Nous tenons bon parce que la population est solidaire.»

Une querelle picrocholine a pourtant divisé les révolutionnaires de Wad Madani en deux groupes distincts, presque rivaux, installés à deux emplacements différents. Le groupe de la tente rouge, donc, sur la place des taxis, et celui de la vieille rue du Nil, au cœur du quartier administratif. Là aussi, une poignée de jeunes montent la garde en attendant les rassemblements du soir. Les deux clans s’accusent mutuellement de compromissions avec l’ancien régime, ou d’être noyautés par des partis politiques. Mais leurs revendications sont identiques. D’abord, comme au niveau national, le transfert du pouvoir, accaparé par le Conseil militaire de transition depuis le 11 avril, à un gouvernement civil, puis le démantèlement du NCP et du Niss.

«Mais la région de la Gezira a ses propres demandes, précise Youssouf Djaffer, ingénieur de 23 ans, pin’s du Soudan fiché sur son tee-shirt bleu. Dans la capitale, les activistes parlent de liberté individuelle, de liberté d’expression. C’est important mais honnêtement, ici, ce qui préoccupe les gens, c’est la baisse des prix du pétrole et du pain, et la fin des coupures d’eau et d’électricité.»

Nil Bleu et Nil Blanc

Wad Madani fut pendant longtemps un îlot de prospérité au Soudan. «La Gezira est la grande région agricole du pays depuis que les Anglais en avaient fait leur zone prioritaire de production cotonnière, explique Raphaelle Chevrillon-Guibert, de l’Institut de recherche pour le développement. C’est là que l’élite politico-économique soudanaise s’est construite. Son influence a été renforcée dans les années 70, avec le projet de “grenier du monde arabe”, tourné vers l’exportation à destination des pays du Golfe.»

Au sud de Khartoum, l’immense triangle formé par le Nil Bleu et le Nil Blanc, reliés par un système de canaux alimenté par la construction de barrages, a attiré de la main-d’œuvre venant de tout le pays, et en particulier du Darfour. Il constitue le plus vaste système irrigué du continent africain. «Dans les années 90, les islamistes ont à leur tour misé sur le développement de la Gezira, il y a eu des investissements dans cette région privilégiée en termes d’infrastructures, poursuit la chercheuse. La crise économique a donc été ressentie avec un certain décalage : c’est seulement depuis deux ou trois ans que les gens en souffrent vraiment fortement. Cette classe moyenne qui avait émergé dans les années 2000 est précisément celle qui est descendue dans la rue cette année.»

Entre-temps, la vague de libéralisation de l’agriculture dans la Gezira, la vente à la découpe des parcelles, le manque d’entretien des canaux et les conflits fonciers, exacerbés par des affaires de corruption, ont considérablement dégradé la situation économique. «Historiquement, la Gezira incarnait le rêve soudanais ; aujourd’hui, les habitants la quittent pour Khartoum», décrit l’ingénieur Youssouf Djaffer, persuadé que «les islamistes du NCP ont voulu briser cette région, puissante mais contestatrice». L’activiste espère qu’un futur gouvernement civil, «composé de technocrates» saura réparer le projet agricole «en installant des unités de transformation».

A la sortie de la ville, en direction de Khartoum, la file de voitures qui attendent leur tour à la station essence s’étire sous le soleil sur près d’un kilomètre. Quand la queue avance d’un cran, chacun pousse laborieusement son véhicule. D’ici, vingt bus remplis à craquer sont partis le 6 avril vers la capitale, pour exiger «la chute du régime».Cinq jours plus tard, El-Béchir tombait, après trente ans d’un règne implacable. «Si on a réussi ça, c’est que tout est possible, sourit l’ingénieur. Même le sauvetage de la Gezira.» 

Célian Macé Envoyé spécial à Wad Madani (Soudan)

Sorgente: Soudan : Wad Madani, foyer de la révolte pour le «prix du pain» – Libération

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