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L’approvisionnement en eau potable de l’est de l’Ukraine dépend d’un réseau qui serpente de part et d’autre de la ligne de front où s’opposent depuis 2014 les forces de Kiev et les séparatistes prorusses. Les employés de la compagnie publique Voda Donbassa se retrouvent en première ligne pour l’entretien d’un pipeline vital

Le 10 juin 2014, des obus pleuvent sur la station de pompage près de Sloviansk. L’armée ukrainienne a lancé son quatrième assaut contre la ville, l’un des bastions tenus depuis un mois par les séparatistes prorusses. La monteuse-électricienne Galina Semitcheva et son fils, le pompeur Maxime, sont tués alors qu’ils essayent de fermer le portail du site pour se protéger. «Ce sont nos premiers morts, les premières victimes de Voda Donbassa», soupire Sergei Kovalev, le jeune directeur de la station de pompage de Sloviansk, située à l’entrée du canal Seversky Donets-Donbass (SDD). Ce conduit est l’épine dorsale du système hydraulique qui parcourt la région, 260 km du nord au sud, de Sloviansk à Marioupol. En puisant dans le fleuve Seversky Donets, un affluent du Don, il approvisionne en eau potable près de quatre millions d’habitants et en eau technique les usines du Donbass, le bassin houiller de l’est ukrainien.

Depuis le début du conflit, il y a cinq ans, entre les séparatistes soutenus par Moscou et les forces armées ukrainiennes, l’aqueduc exploité par la compagnie publique Voda Donbassa («l’Eau du Donbass») épouse la géographie de la guerre. Courant le long du front, plongeant sous la ligne de contact, il passe quatre fois la mortifère frontière entre l’Ukraine et son Est rebelle, l’autoproclamée République populaire de Donetsk (RPD). «Moi je n’étais qu’un simple électricien à l’époque. A cause des tirs, le canal s’est arrêté pendant dix jours», se souvient Kovalev, nommé directeur de la station pour avoir fait preuve de «courage et d’héroïsme». «Parce que je suis resté pour aider», précise-t-il, s’excusant presque. Sa mère aussi travaille dans la compagnie d’eau. «On est plusieurs comme ça, des dynasties d’approvisionneurs en eau, de père en fils.»

Neuf employés de Voda Donbassa ont été tués et 26 blessés, tandis que des dizaines risquent leur vie quotidiennement, pour réparer, entretenir, ou simplement faire fonctionner les installations. Dans ce conflit larvé qui ne fait plus la une de journaux, mais toujours des morts presque quotidiennement, de simples employés du service public – plombiers, soudeurs, ingénieurs, chauffeurs, que rien n’avait préparé à de tels exploits – sont devenus des soldats. Sans armes et sans protection, ils montent au front et bravent les balles et les obus pour accomplir des tâches si banales en temps de paix, mais qui ont acquis une dimension vitale. Le technicien de 37 ans au regard clair et un peu triste est d’autant plus fier d’avoir été invité par l’Unicef pour inaugurer dans le centre de Kiev, fin mars, l’exposition «l’Eau sous le feu», qui fait la part belle à ces héros ordinaires. Et rappelle la catastrophe humanitaire qui consume une partie du pays, alors que l’écho de la guerre n’est plus toujours distinct dans la capitale, hormis les déclarations martiales du président sortant, Petro Porochenko.

Bastion assiégé

Les 19 centrales de filtration, 250 stations de pompage, les centaines de stations d’épuration et canalisations, emploient près de 12 000 personnes, dont les deux tiers se trouvent aujourd’hui dans les territoires contrôlés par les séparatistes. Fait extraordinaire, alors que les deux mondes s’éloignent de plus en plus, la gestion de Voda Donbassa continue d’être centralisée à Donetsk, la capitale de la RPD. Mais l’entreprise demeure une entité juridique ukrainienne, qui opère de facto depuis Pokrovsk, et dont la majorité des sites et des bureaux sont situés côté ukrainien. Comme une partie de la direction, Viktor Zavodovsky, 57 ans, le numéro 2, partage sa vie entre les bureaux de Pokrovsk et Donetsk, où il a vécu depuis sa jeunesse, faisant toute sa carrière dans l’eau, et dans laquelle il se sent désormais en terre hostile. Alors que toutes les administrations et les entreprises publiques sont tenues par les autorités autoproclamées, le siège de Voda Donbassa fait figure de bastion assiégé. «Il y a encore des couleurs ukrainiennes dans nos locaux. Le trident, notre blason, continue de décorer les murs», raconte-t-il. Par mesure de précaution, Zavodovsky évite tout contact avec les autorités locales, n’enregistre dans son téléphone aucun numéro que les services de sécurité ukrainiens, le SBU, pourraient trouver suspect, pour ne pas finir comme son prédécesseur, accusé de «collaboration avec les terroristes», et sous le coup d’un mandat d’arrêt en Ukraine.

Bakhmutka, Ukraine, 23 March 2019.  Anatoloyi Telyukov demonstrates how muddy is the water coming out of the village's well. 
Anatoly Telioukov, un habitant de Bakhmoutka. Ce village, comme d’autres reculés le long du front, ne survit que grâce aux livraisons d’eau potable d’une ONG tchèque. (Photos Niels Ackermann. Lundi 13)

Depuis deux ans, les républiques rebelles sont isolées du reste du pays par un blocus économique, mesure prise par Kiev après qu’elles ont nationalisé plusieurs dizaines d’entreprises ukrainiennes. La menace pèse aussi sur Voda Donbassa, «mais le gouverneur de l’oblast de Donetsk [côté Kiev, ndlr] a promis de leur couper l’eau s’ils nous touchent», assure Zavodovsky. Sauf qu’une telle riposte priverait d’eau une grande partie du Donbass, et jusqu’à Marioupol. «Nous sommes voués à rester unis, le système ne peut fonctionner et exister que s’il est entier», soupire-t-il. Cette affirmation, on l’entendra répétée tel un mantra tout au long du canal, à chacun de ses nœuds, par chacun de ses employés, avec plus d’espoir que de regret. Le réseau hydraulique apparaît à tous ces gens qui ont tant de proches, d’amis et de souvenirs de l’autre côté comme la dernière suture d’un territoire déchiré…

Voda Donbassa est la seule entreprise ukrainienne à opérer de part et d’autre de la ligne de front, dans un flou légal absolu. Côté séparatiste, les consommateurs d’eau payent leurs factures en roubles, qui ont remplacé la hryvnia. La devise russe sert à acquitter les salaires locaux, «ce qui est totalement illégal pour une société publique», précise Zavodovsky. «Nous avons préparé un projet de loi qui permettrait de clarifier notre statut, de travailler sans entraves sur les deux territoires, en assurant la sécurité de nos employés, le passage de la ligne de contact, le versement des salaires dans deux devises différentes… Mais en vain. Un tel texte pourrait être interprété comme l’entérinement d’une situation qui est censée demeurer temporaire. Nous sommes en guerre, mais elle ne dit jamais son nom», regrette Zavodovsky. Pour assurer la survie de son entreprise et de ceux qu’elle dessert, le «chargé des investissements et perspectives de développement» s’occupe essentiellement de la coordination avec les ONG internationales, «sans lesquelles il n’y aurait pas d’eau aujourd’hui dans le Donbass».

Couleurs délavées

Depuis Kostiantynivka, morne cité industrielle à mi-chemin entre Sloviansk et Donetsk, qui fut aussi un théâtre d’affrontements, Mariia Artanova, jolie brune élancée aux traits doux et à la poignée de main vigoureuse, chapeaute les activités locales de l’ONG française Première urgence internationale. Pendant l’été 2014, elle avait assisté les enquêteurs néerlandais venus investiguer sur les circonstances du crash du vol MH17, abattu, selon leurs conclusions, par les séparatistes ayant tiré un missile transporté depuis la Russie. Aujourd’hui, la trentenaire assure le «soutien aux populations victimes du conflit au moyen du rétablissement de l’accès aux infrastructures de distribution d’eau et à l’hygiène». «Voda Donbassa est parmi les bénéficiaires de nos programmes. L’Unicef nous donne près de 900 000 dollars [799 000 euros] pour tous les sites que nous gérons, dont douze forages. Nous avons aussi formé plus de 90 de ses employés aux premiers secours, précise Mariia. Pour la distribution d’eau potable, il y aurait eu des problèmes même sans la guerre, mais elle les a accentués. Le réseau est vétuste et a besoin d’entretien. Mais tous les efforts sont tournés vers l’aide humanitaire et sociale.» Pas un site de Voda Donbassa qui ne soit estampillé, quelque part, du logo de l’Unicef – sur un tuyau, un camion, un générateur…

Le Donbass aux couleurs délavées défile, champs jaunes hérissés de barrières antichars, horizon dessiné par des terrils lugubres et des carcasses noires d’usines fumant dans le ciel blême. Parsemée de «monovilles», agglomérations dont la seule raison d’être est l’entreprise qui est en son cœur, vestiges de l’industrialisation soviétique, la région était déjà déprimée par endroits, bien avant que la guerre ne vienne la disloquer. Certaines rues des villes minières de Chakhtarsk ou Torez (en zone séparatiste désormais) avaient des airs de ruines pilonnées, bordées d’immeuble abandonnés par leurs habitants partis en quête d’une vie meilleure… En février 2014, quand le régime de Viktor Ianoukovitch est balayé par la rue, les habitants de l’Est, principalement russophones, loyaux au pouvoir en place et historiquement davantage tournés vers la Russie, ne se reconnaissent pas dans la révolution occidentaliste du Maïdan. La propagande russe finit de les convaincre qu’une junte fasciste s’est installée à Kiev. Les républiques populaires de Donetsk et Lougansk proclament leur scission à la fin du printemps 2014. Jusqu’en 2015, des combats sanguinaires opposent les séparatistes, soutenus militairement par la Russie, et les forces loyales à Kiev, bataillons de volontaires et armée régulière engagés dans une «opération antiterroriste». Les accords de Minsk, signés par l’Ukraine et la Russie sous l’égide des Occidentaux en 2014 et 2015, ne sont pas parvenus à instaurer un cessez-le-feu absolu – à ce jour, selon l’ONU, le conflit a fait plus de 13 000 morts confirmés, dont près de 3 300 civils.

Au détour de la route cabossée, coupant en deux la ville de Tchassiv Yar, le canal sort de terre et court à ciel ouvert sur quelques centaines de mètres, entaille argentée dans le paysage sépia. Le chauffeur Alexei Doukhovoï, 30 ans, visage poupon et langue bien pendue, et le taciturne pelleteur Viktor Bessedin, 39 ans, sont des survivants. Le 23 octobre, ces employés de Voda Donbassa ont été envoyés réparer en zone grise un pipeline éventré par un obus. Comme pour chaque opération de ce type, ils ont attendu une «fenêtre de silence», c’est-à-dire un cessez-le-feu garanti par les deux camps, qu’il faut parfois négocier pendant des semaines. Ensuite, des agents de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) se placent de chaque côté, formant un pare-feu en miroir ; la Croix-Rouge établit un bouclier humain autour des mécaniciens ; et les sapeurs passent devant pour déminer. «Tout ce dispositif complique notre boulot. Nous avons l’habitude de travailler jusqu’à ce que le problème soit réglé. Mais le temps que les sapeurs soient passés et l’OSCE installée, il est déjà 13 heures. A 15 heures il faut repartir, avant la tombée de la nuit. Quatre jours pour réparer un incident qui aurait pris une journée en temps normal», grogne Sergei Dolid, le directeur de la filiale de Tchassiv Yar.

«Nous sommes descendus dans le ravin en suivant exactement les traces des sapeurs, raconte Alexei. Tout d’un coup on entend une énorme explosion, une secousse, je ne comprends plus où je suis. Et puis on a vu que le véhicule brûlait.» Le camion qui remorquait la pelleteuse avait roulé sur une mine, et s’était arrêté à quelques centimètres de la suivante. Les deux hommes montrent sur leurs téléphones des photos des engins déchiquetés. Alexei a le tympan percé, Viktor une commotion cérébrale, dont trois mois et demi d’hospitalisation n’ont pas complètement guéri les séquelles. «On voulait porter plainte contre les sapeurs pour négligence, racontent-ils. Mais la police est venue nous dicter la version officielle : c’est un attentat terroriste commis par les séparatistes. Et pas grave si les mines avaient peut-être été plantées là par notre armée…» En cinq ans, l’est de l’Ukraine est devenu, selon l’ONU, l’une de régions les plus infestées de mines au monde – terrains agricoles, forêts, cimetières, et même jardins privés sont minés dans un large périmètre autour de la ligne de contact. Plus de 1 000 personnes ont été tuées ou blessées par des mines terrestres depuis le début du conflit, et en 2018, elles restaient la première cause de morts accidentelles infantiles.

Puits asséchés

L’accès à l’eau potable est l’une des douleurs intemporelles du Donbass. Sans que la guerre y soit pour grand-chose, certains coins reculés n’ont jamais eu l’eau courante. A Bakhmoutka, un village coupé en deux par la ligne de front, seuls trois immeubles de deux étages étaient reliés au réseau hydraulique, tandis que chaque maison individuelle disposait de son propre puits. Mais dès les premiers combats les tuyaux ont été endommagés, et en 2016 les puits se sont asséchés après plusieurs étés arides. Lioudmila Koneva avance en s’enfonçant dans une boue noire qui recouvre tout ici, contourne les canards pataugeant entre quelques jouets, et soulève le couvercle d’un cylindre en béton sortant de terre. Au fond, à vingt mètres, luit une flaque opaque. «Je ne peux même pas donner cette mélasse à mes vaches», soupire-t-elle. Elle a perdu son emploi à l’usine de pain, désormais en territoire séparatiste. La mère de famille de 30 ans, qui en fait dix de plus, nourrit, tant bien que mal, deux enfants et un mari au chômage grâce à un maigre potager, quelques bêtes, une pension de 3 000 hryvnias (moins de 100 euros), et un peu d’aide humanitaire. Lioudmila n’a pas de quoi remplacer les vitres du salon qui ont volé en éclats un jour de pilonnage. Elle n’a pas encore colmaté la trace de balle venue se loger dans le mur au-dessus du lit des enfants. A force d’être lavés à la main dans une mauvaise eau, tous les vêtements sont défraîchis. Dans la cuisine, il n’y a pas d’évier, juste un tas de vieilles bassines. Une petite baignoire d’enfant trône dans l’entrée. «On se lave tous là-dedans», sourit Lioudmila, indignée et résignée à la fois, comme tout le monde ici.

Bakhmoutka, à l’instar de plusieurs villages reculés le long du front, ne survit que grâce à l’intervention de People in Need (PIN), une ONG tchèque, qui livre cinq tonnes d’eau potable par semaine, à partager entre 150 ménages. «Ce n’est pas assez, il nous en faudrait deux fois plus. Les gens s’épient, comptent qui prend combien, ça nous plombe», regrette Lioudmila. Sur le carrefour devant sa maison, une petite cabane en bois abrite un forage offert en 2016 par une mission catholique. «On a eu de l’eau claire pendant un an. Mais ils ont mal creusé, et depuis deux ans, on n’a que de l’eau marron. Si on la laisse reposer longtemps, on peut s’en servir à la limite pour la lessive», grogne Anatoly Telioukov, un voisin, en remplissant son seau d’un liquide brunâtre. La situation est désespérée car personne ne viendra construire un pipeline ici. A Tchassiv Yar, le directeur de Voda Donbassa avait été catégorique : «Ça n’a aucun sens d’engager des frais énormes pour faire arriver l’eau. Ces villages vont finir par se vider de toute façon.» Bakhmoutka, peuplé à 70 % de retraités, n’est plus relié à la ville la plus proche, Bakhmout, que par un bus deux fois par semaine…

A l’orée de Toretsk, en suivant le canal vers le sud, le dernier obus est tombé il y a trois jours, assure Iouri Nikouline, le directeur de la filiale locale de la compagnie d’eau. Il montre un cratère dans le bitume, aux abords d’une mine de charbon abandonnée. Seules trois houillères sur sept tournent dans cette ville minière de 30 000 habitants. «L’Ukraine s’arrête ici. Derrière ce terril, c’est Horlivka et la RPD.» Nikouline a la responsabilité de 471 km de tuyaux, dont une partie se trouve en «zone grise», le no man’s land entre les positions ukrainiennes et séparatistes auquel personne n’a accès à cause des échanges de tirs incessants. «C’est devenu impossible d’entretenir les infrastructures, se plaint-il. Le pipeline a été détruit une quinzaine de fois depuis le début de la guerre.» C’est ici que le pipeline s’échappe en territoire rebelle. Dans le centre de la ville qui s’appelait Dzerjinsk en 2014 s’élève le bâtiment du conseil municipal, fenêtres béantes, entrailles calcinées, témoin lugubre des combats qui opposèrent séparatistes et forces ukrainiennes. Dans le square voisin, se dresse un piédestal vide. Un Lénine trônait ici avant d’être emporté par la vague de «décommunisation» qui avait gonflé avec le début du Maïdan – rejeter l’héritage soviétique comme un symbole de la domination russe -, et s’était soldée par un véritable «Leninopad» (chutes de Lénine) et des changements de noms de rues et de villes à travers le pays.

Après l’avoir perdu, on retrouve le canal revenu côté ukrainien vers Avdiivka pour se confondre presque avec la ligne de front jusqu’à Mariinka, l’un des quatre points de passage de la frontière. Entre les deux, un pipeline secondaire bifurque vers Karlovka et sa station de filtrage. Le village continue d’accueillir les visiteurs par un check-point et des bâtiments décapités. Pendant les affrontements, quelque 200 habitants avaient trouvé refuge dans cette station de Voda Donbassa, l’un des rares sites en dur, doté de sous-sols, dans cette zone rurale, et qui a ensuite servi de base aux combattants ukrainiens. Au milieu des bâtiments trapus en brique incolore, entre les parterres de fleurs, on aperçoit toujours la gueule béante d’un abri contre les bombes. «Dix-neuf employés sur les 80 ont assuré le fonctionnement de la station pendant les deux semaines qu’ont duré les combats. Nous les avons évacués quand le canal s’est arrêté», raconte Vitaly Makovsky, le directeur local, qui avait dû s’improviser chef secouriste. Pour s’émanciper du réseau central, Voda Donbassa, avec l’aide internationale, a réhabilité l’année dernière une station de pompage sur le réservoir de Karlovka, à l’arrêt depuis 1978. Makovsky fait visiter les installations – entre pompes cinquantenaires et bassins dernier cri pourvus par PIN – qu’il décrit avec affection, comme s’il arpentait son domaine familial. Mais il ne veut pas que ses enfants grandissent ici, où «tout n’est que grisaille et désolation».

Jet du robinet teinté

En bout de parcours, Marioupol est la dernière ville desservie par le réseau de Voda Donbassa, la plus vulnérable, tributaire du moindre dysfonctionnement de l’aqueduc en amont. Pour y pallier, la ville de 450 000 habitants est obligée de puiser dans son principal réservoir, le Starokrymsky, dont l’eau est très dure. Le jet du robinet est souvent teinté ou odorant. En quête de solutions alternatives, les autorités ukrainiennes ont signé en janvier un accord de prêt de 64 millions d’euros avec la France pour la construction d’une nouvelle usine de production d’eau potable à Marioupol. A Voda Donbassa, on reste sceptique et on s’inquiète que le projet, élaboré par des étrangers, ne mette en danger les équilibres existants.

La compagnie avait plutôt imaginé de relier Starokrymsky avec un autre bassin, plus à l’Est, dont l’eau est de meilleure qualité. Sauf que le réservoir de Pavlopil se trouve actuellement à un jet de pierre de la ligne de contact. En attendant que de grands travaux se décident, ou non, le maire de Pavlopil, un village de 400 âmes, Sergueï Chapkine, aimerait que Voda Donbassa commence par «prendre la responsabilité de ses infrastructures» : réparer le pont détruit par les combats, entretenir la digue et accepter la construction d’une petite centrale électrique. «C’est une grosse entreprise mais elle n’est pas flexible. Ils sont le produit du système socialiste incapable de se développer dans un nouveau contexte, regrette l’homme, dont la voix suave tranche avec la carrure de bûcheron. Ils n’ont pas d’idées.» Lui, il en a à revendre. Chapkine élève seul sa fille de 16 ans et porte à bout de bras sa commune depuis cinq ans, en négociant tantôt avec les soldats ukrainiens, tantôt avec les séparatistes, pour protéger ses villageois des tirs croisés. Il traite avec tout le monde pourvu qu’il y ait du gaz et de l’électricité. Chapkine veut conjurer la «sale guerre» en restaurant les activités qui ont fait la gloire du réservoir de Pavlopil : un élevage d’esturgeons et de sterlets. En 2015, il a organisé leur migration vers un bassin d’Ukraine centrale, pour les soustraire aux violences. L’année dernière, ils ont donné 50 kg de caviar. Maintenant que la ligne de front est stabilisée plus loin, il espère faire bientôt revenir ses poissons.

«On va commencer par replanter des arbres pour nous reposer à l’ombre, dit-il en promenant ses yeux clairs sur le dock abîmé, jonché de détritus, de verre pilé, de câbles. On a trouvé deux explosifs hier ici.» Des tulipes obstinées menacent d’éclore d’un moment à l’autre sur ce qui fut jadis un parterre de fleurs. «L’herbe perce à travers le bitume, comme la paix à travers la guerre», observe pensivement Chapkine, en remontant vers la route labourée par les obus. Le champ d’en face est truffé de mines. De l’autre côté, c’est la République populaire de Donetsk.

Sorgente: Donbass : la guerre au fil de l’eau – Libération

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