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26 April 2024
0 40 minuti 5 anni

Trois mois après le début du mouvement des gilets jaunes, «Libération» a sillonné l’Hexagone, entre petits villages et grandes métropoles, pour prendre le pouls du pays au mitan de la grande consultation voulue par Emmanuel Macron.

Les gilets jaunes, en trois mois de battage, ont déposé un miroir géant au milieu du pays : la France se regarde à poil, sous des néons, sans mille possibilités de détourner le regard. Du salon de thé à 8 euros l’expresso au PMU joyeux mais ridé, la discussion politique va désormais un peu plus loin, avec un fil directeur en filigrane : quel modèle économique et sociétal est finalement le plus désirable ? La présidentielle de 2017 a l’air si loin qu’on la raconterait presque au subjonctif imparfait. Emmanuel Macron a proposé un grand débat pour sortir de la crise. Pour réfléchir à plusieurs millions et fabriquer, en théorie, des solutions qui remonteront jusqu’à lui, soit le ruissellement à l’envers – mettons un escalator temporaire de la terre au ciel. Partout, des villages minuscules à la grande métropole, des salles accueillent des quidams, de l’aristocrate en Porsche au retraité en jean basique, qui témoignent micro en main. Tous s’accordent sur un point : depuis des décennies, les réformes prises ont des allures de tour de Pise. Elles font des bienheureux, comme elles font plonger plus profond des misérables. Des gilets jaunes maudissent l’exercice quand d’autres se prêtent bon gré mal gré au jeu – dans un monde parfait, les ronds-points, leur QG principal, auraient aussi la parole parce qu’ils entendent tout. On a passé dix jours sur les routes du grand débat, de l’Eure à l’Aude.

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Brionne (Eure) : «Vous êtes heureux, vous ?»

Un jour, Liliane a écrit, le plus sérieusement du monde, que Louis de Funès soutenait les gilets jaunes sur un groupe Facebook. Avant que des camarades lui rappellent que l’acteur chauve était sous terre depuis des lunes. Elle rit derrière le zinc de fortune, dans la cabane, sur un rond-point. A côté, Robin, son mari à moustache, raconte sa maison, achetée dans le coin il y a quelques années. Le crédit ne l’a pas encore mis à genoux, mais il manque de l’étouffer. A l’écouter, ça ressemble au jeu du foulard. L’asphyxie guette. Alors, c’est comme s’ils étaient opposants au Venezuela : le couple de retraités – elle de la grande distribution, lui du boulot manuel – a décidé de ne plus reconnaître le président élu.

Robin, qui malgré tout continue de déifier la fonction : «S’il n’y avait pas eu la maison, peut-être que je n’aurais pas mis de gilet…» Liliane, qui a basculé dans l’athéisme politique : «Le jour où mon mari part, je fais quoi avec ma petite retraite… 600 euros. Parfois, je pleure.» Ici, comme dans les lieux où l’on réclame son départ, Macron est à moitié humanisé : son nom, au-delà de tous les griefs, est le raccourci en deux syllabes pour résumer petits, moyens et grands malheurs du quotidien. Comme un mauvais sort.

13 heures. Une demi-douzaine de trombines sont présentes dans l’abri en bois bien meublé. Dont cette fille, autour des 20 ans, qui rêve de s’exiler en Irlande. Et une dame tatouée à la voix rauque qui voudrait vivre en forêt, tout près d’une cascade. Le grand débat leur inspire un truc qui vient d’en haut et des coups de pied dans «les couilles» des puissants. Qui, de toute façon, ne peuvent pas comprendre. Ils rient.

Des quidams nous l’ont rappelé partout en France : prendre la parole dans une salle, avec un micro, peut provoquer une sacrée suée. Certains sont trop pudiques. Et s’ils disaient une connerie ? Et s’ils se faisaient humilier devant des voisins ? Liliane touille avec son doigt dans le vent pour mimer le tourbillon. Jusque-là elle votait Le Pen, et là, s’est rendu compte que l’extrême droite fricotait aussi avec les riches. Au vrai, elle ne sait plus. On a tourné les talons et la femme tatouée à la voix rauque, cheveux sur la route du gris, nous a alpagués sur de la philosophie pure et dure : «Vous êtes heureux, vous ?»

Saint-Sulpice-de-Grimbouville (Eure) : «Les gilets jaunes nous font réfléchir sur la manière d’exercer nos mandats»

L’édile, Julien Dagry, a organisé son grand débat à la mairie le 11 février. La bâtisse à deux étages attendrirait le plus tordu des sorciers – on jurerait l’avoir vue dans un livre de contes. Là-bas une chaumière a récemment été transformée en école «démocratique» (tout pour l’épanouissement de l’élève), 185 habitants coexistent à quarante minutes du Havre et le maire est jeune, barbu et En marche.

18 h 05, au lieu de 18 heures. La nounou a mis le maire en retard pour le débat, mais rien de dramatique. Zéro participant à l’événement, hormis une membre d’un comité LREM normand… et nous. Une vieille dame venue déposer un dossier administratif a répondu «non, non…» quand le maire lui a proposé de rester. Parce qu’on était là, il s’est assis sur un coin de table, comme s’il allait jouer de la guitare. Il a déroulé : «Certains maires de petites communes estiment que le grand débat n’est pas nécessaire. Le conseil municipal leur paraît déjà représentatif. Moi, je pense que c’est nécessaire.» Il trouve Emmanuel Macron impressionnant, quoique trop rapide – et ce n’est pas une critique dans sa bouche – dans sa quête réformatrice. En marche sprinte.

Une maternité des environs va prochainement fermer. L’opposition s’est fâchée, encore un service public sucré. Julien Dagry ramène ça à la vie et à la mort : les nourrissons ne compensent pas les départs définitifs au ciel, même si «la commune se situe dans la ruralité bien vécue». Il dit : «Le praticien chargé de faire accoucher pratique de moins en moins. Ça pose question, jusqu’à ses gestes de médecin : quand on ne les répète pas assez souvent on les perd.» Avec d’autres, il explique avoir alerté le QG de LREM à Paris, bien avant les cabanes sur les ronds-points : toucher aux retraites a fait bouillir la marmite, et le prix du gazole l’a remplie à ras bord d’une bectance de couleur jaune. Mais la capitale est loin et regarde les territoires reculés par le judas. Julien Dagry : «Les gilets jaunes nous font forcément réfléchir sur la manière d’exercer nos mandats.» Sa voisine de table : «Et les retraités votent…»

Wasquehal (Nord) : «Les Français avaient besoin de parler»

Philippe Lemaire, crâne dégarni et sourire malicieux, note tout sur un cahier. L’ex-procureur de Lille est référent : la préfecture le charge, dans une partie du nord de la France, de veiller à la bonne tenue des grands débats. Parmi les observations qu’il chuchote, celle-ci : «Les non-gilets jaunes qui participent à ces grands débats – ils constituent la majorité – disent : “Nous aussi, nous sommes le peuple et nous avons une parole à faire valoir.”»

Ce coup-là, à la nuit tombée, l’ex-procureur est à Wasquehal, à un quart d’heure de la Belgique. Une grande salle pour 18 personnes (de l’employée de la Poste au bourgeois), une parité parfaite, aucun gilet jaune d’apparence et des en-cas à en faire oublier la CSG. L’écologie a grignoté tout le programme et une mère de famille a mis sur la table un dilemme musclé : pour sauver la Terre elle est prête à faire des concessions sur sa liberté si le gouvernement l’impose, plutôt que de crever à petit feu. A quoi servirait la liberté si l’homme n’existe plus ? La question des lobbys est posée : jusqu’à quel point ont-ils serré les menottes du gouvernement ? Et «fake news», la formule en vogue, partout tout le temps, est dégainée au débotté pour couper un raisonnement, sur les dégâts environnementaux des tankers, par exemple.

Le plus jeune participant a 19 ans. Long, tout de noir vêtu, gauchiste sur l’écologie, soupçonné d’être insoumis, et pessimiste sur les bords. Mais chaudement remercié : sa présence fait baisser la moyenne d’âge comme un 0 sur un bulletin de note. Il veut raisonner et taxer les superpuissances insolentes en matière d’environnement, quand ses aînés lui parlent d’actions locales et d’éviter de consommer l’hiver des fraises venues de contrées lointaines – le transport des denrées pollue.

Pour l’ex-procureur, «les Français avaient besoin de parler». A Wasquehal, la joute verbale et cordiale a bien duré deux heures. Après une photo de classe, une dame, pas loin de la quille professionnelle, a parlé comme une diplomate le matin d’un bombardement au Moyen-Orient : «Les gilets jaunes veulent destituer Emmanuel Macron. Mais on met qui après ?» Elle prononce «fake news», «fuck news». Possède des chambres d’hôtes qu’un retraité, motard, lui propose ironiquement de tapisser de photos du Président.

Finalement, le gauchiste présumé est en réalité de droite, a soutenu François Fillon en dépit des casseroles, se sent gilet jaune et se demande après coup si ce grand débat n’est finalement pas un grand sondage. On l’a pris en voiture alors qu’il regardait, dehors et vainement, les horaires d’un bus qui ne passe plus à cette heure-ci. Sa conviction : le Président accumule les données, fabrique le programme idoine et repart pour cinq ans en jurant sur l’honneur avoir compris toutes les nuances de colère. Il ne sait plus trop situer la droite : le PS et LR, les curseurs d’antan, ont glissé sur une plaque de verglas.

Leers (Nord) : «On a marché, on s’est gelé les couilles, maintenant on fait quoi ?»

Leers, le 12 fÈvrier 2019. Rond point de líÈgalitÈ.

A proximité d’un rond-point de Leers (Nord).

Frédéric, 50 ans passés, ne s’est finalement pas pointé à Wasquehal pour mettre la pression et tailler un costard moulant à l’Europe, qu’il dépeint comme un inspecteur le ferait d’un proxénète aux dents dorées. L’ex-employé d’une boîte de démolition nous avait pourtant demandé l’adresse. C’était à Leers, en face d’un rond-point occupé, scène de fait divers égayée par des cris de gamins embarqués dans la lutte et illuminée par le message écrit sur le dos d’un vieil homme «Papi cherche Mami». Il y a quinze jours, des gilets jaunes assurent qu’une voiture-bélier a manqué de renverser la cabane où vit Fabrice, un sans-domicile retrouvé un jour à moitié congelé sous un arrêt de bus. Ils lui ont construit un abri et tagué en grand son nom dessus. Le SDF était à l’intérieur, le pire aurait pu arriver.

Frédéric, sur le futur : «On a bloqué, on a marché, on s’est fait gazer, on s’est gelé les couilles, et il faut le dire, maintenant on fait quoi ?» Son épouse est à un mètre, assise sur le siège passager, portière ouverte. Elle l’écoute parler de «guerre civile» si la répression policière continue, et des SDF de plus en plus jeunes mis à la porte par des parents à bout financièrement. Et puis il y a ce Resto du cœur aux pratiques curieuses et ce match de Ligue 1 à Lille où il fut invité en tribune présidentielle. Il a vu «les riches» boire une demi-gorgée de champagne et les coupes à moitié pleines finir à la poubelle. «Pourquoi ?» C’est quoi la guerre civile ? Frédéric, hésitant : «C’est quand les CRS gazent mais que tu ne recules pas…»

Papi, qui vit seul depuis son divorce, fut informaticien, 1 500 euros à la fin du mois, il y voit une injustice. Il fait remarquer que les gens ici se saluent en arrivant et en repartant. La poignée de mains, la bise et les jolis mots qui vont avec. Il appelle ça la tendresse. «Tout le monde en a besoin, non ?»

Château-Thierry (Aisne) : «La question est toujours de savoir où va réellement l’argent»

Mohamed est sorti un peu à l’envers, vers 14 heures, de la cabane montée avec les autres gilets jaunes du coin. Café, clope, crevé, bas de survêtement bleu : il dort là-dedans depuis trois mois. «Momo» dit «Ruth» pour désigner Ruth Elkrief, présentatrice vedette de BFM TV. Il est passé plusieurs fois à l’écran, et n’est pas peu fier de la genèse : «Ils m’ont proposé d’intervenir, mais j’avais déjà eu un problème avec TF1. J’ai réclamé à BFM un direct.» Ce que la chaîne lui a accordé. Cet hiver, on l’a vu au moins deux fois devant la caméra, d’où notre escale ici. Il est sans-emploi, en attente de monter sa boîte dans la mécanique. «Les taxes assomment les petits patrons.» Une voiture à moitié désossée roupille derrière l’abri : il la retape, plutôt que de bricoler chez lui, un peu plus haut dans la ville.

Le jeune homme, 26 ans, réclame le référendum d’initiative citoyenne (RIC). C’est ça ou rien. Pour la transparence, pour mettre une pression concrète chaque fois qu’il y a un doute : «La question est toujours de savoir où va réellement l’argent.» Son fils de 4 ans est en Savoie, où il a travaillé et vécu un temps dans une voiture. Le soir, des camarades l’informent au travers des réseaux sociaux : il a besoin de biscuit – en histoire, en droit… – pour ferrailler sans se faire avoir. A la mairie, à la télévision, face à des syndicalistes.

Il confesse que le statu quo, c’est-à-dire le gouvernement droit dans ses bottes et son calendrier, épuise autant qu’il frustre. La violence peut naître de là : il voit des gilets jaunes bouffés de l’intérieur à s’esquinter la voix et les semelles tous les week-ends. «Parfois, je ne sais même plus quoi leur dire pour qu’ils continuent la mobilisation tout en restant pacifiques.»

Gray (Haute-Saône) : «Comment retrouver un boulot à mon âge ?»

Gray, le 13 fÈvrier 2019. Grand dÈbat salle des congrËs.

Le débat organisé à Gray, un peu plus de 5 000 habitants, a rassemblé 80 personnes le 13 février.

La presse locale présente Natacha Ruginis comme la porte-parole des gilets jaunes de la ville, plus de 5 000 habitants, à mi-chemin entre Dijon et Besançon, au carrefour d’une cinquantaine de communes. La jeune femme, foraine à la recherche de boulot, a l’air de trouver le titre trop grand, mais il y a du vrai là-dedans : la députée de la circonscription lui écrit et lui répond, parfois très tard dans la nuit. Le haut (le politique) s’inquiète, le bas (les gilets) s’impatiente. L’inverse fonctionne aussi : les 15 samedis de mobilisation depuis mi-novembre correspondent déjà à un quart d’une année civile, ce n’est pas rien.

Le débat du 13 février, qu’elle a co-organisé et co-animé a rassemblé 80 personnes dans une salle municipale. Un homme a raconté la vie de sa femme lourdement handicapée, restée à la maison. Il s’est appesanti sur les frais, mais aussi sur le lexique. «Mon épouse n’est pas une “cliente”.» Ce qu’une bonne âme dans l’assemblée résumera en «marchandisation du lien social».

Les écoles, les hôpitaux, les gares, les bureaux de poste : tout a l’air menacé de mort, quand ce n’est pas déjà enterré. Alors les habitants se demandent où sera la vie après ça. Internet, la méthadone proposée en remplacement des fonctionnaires, fait ricaner certains orateurs d’un soir, de Gray à Carcassonne : le clavier n’est pas dans la culture de tous. Alors des gens des villages reculés doivent faire des dizaines de bornes pour un coup de main. Ou bien baisser les bras. La distance épuise et nourrit le ressentiment. Et puis ça coûte. L’isolement dans l’isolement : sur la durée, ça fabrique, nourrit, embellit des fantasmes, que d’aucuns classent dans la grande famille pas tout à fait définie du complotisme. Natacha Ruginis : «Quoiqu’il advienne, les politiques savent que les Français ne sont plus des moutons.» Et : «La fraternité, avant, c’était pour les matchs de foot. Les gilets jaunes ont prouvé que ça pouvait exister ailleurs que dans le sport, dans un mouvement social.»

Des élus étaient assis aux premiers rangs, discrets. Ils ont écouté cette voix d’ancien maudire avec courtoisie les politiques qui avaient vendu les autoroutes au privé et préconisé le conseil de discipline pour les responsables. Sa certitude : des mauvaises décisions tout en haut sont prises et les auteurs s’en vont sans s’expliquer. Carole, 49 ans, coupe au carré, est restée jusqu’à la fin. A côté de la tribune, elle souffle : «Comment retrouver un boulot à mon âge ? Il faut en parler.» Un licenciement il y a quelques années, un CAP passé à 46 ans et des CV qui roupillent sur les bureaux des employeurs. Une étiquette aussi, désormais : «Gilet jaune.» Tout le monde se connaît peu ou prou dans le coin : si un patron n’est pas sympathisant du mouvement, elle assure qu’il fera un petit avion avec votre CV.

Juste à côté, son fils, costaud, cheveux très courts, a levé les mains au ciel pour fustiger sa génération, celle née à la fin des années 90. «Pourquoi elle ne vient pas avec nous le samedi sur les ronds-points ? A cause des aides sociales : certains touchent 800 euros, alors ils ne se bougent pas le cul…» Carole : «Il faut faire le tri parmi ceux qui en touchent.» Il mime les jeunes absents. Une grimace à faire le million sur YouTube, avec les bruitages pour affiner le portrait du loser : «A 40 ans, ils se réveilleront et s’apercevront qu’ils n’ont rien. Puis ils se plaindront.»

Vinay (Isère) : «Un politique devrait vivre cinq ans avec 1 500 euros par mois avant de se présenter»

Le taulier d’un hôtel-restaurant ne savait pas que le Secours populaire local organisait un débat. Juste là, en face de la rue, dans une salle municipale. Il y a des sacs de noix à vendre sur son comptoir (la production familiale) et sa petite qui se tient près de la machine à café. Il ne s’en plaint pas plus que ça, mais parfois, se fait braquer par des bras cassés du crime. Qui ne trouvent pas toujours l’argent, même quand il est là, sous leur nez.

La politique l’a fait souffler deux fois. D’abord : «Avant de se présenter pour un mandat, un politique devrait vivre cinq ans avec 1 500 euros par mois. Sinon il ne saura pas de quoi il parle». Et puis : «Avant, je me demandais s’il fallait avoir un enfant. Avec ce qui se passe, je ne sais pas quel bout de caillou je vais bien pouvoir laisser à ma fille.»

Tournus (Saône-et-Loire) : «Des informations» et des fake news

Le quadragénaire en gilet a réclamé les cartes de presse avant de donner «des informations» en face d’une caravane peinte en jaune, à quelques mètres d’un concessionnaire Peugeot. Au soleil. Il a fixé le verso et ricané, comme s’il y avait marqué Cirque Gruss en fluo.

Il a fini par évoquer les lois liberticides en cours et les types qui finissent les manifestations handicapés. Mais le bonhomme est moins révolutionnaire que prévu : il cite Europe 1 sans faire exprès, comme les pires détracteurs de BFM pourraient dessiner Ruth Elkrief en fermant les yeux et mentionner de tête tous ses invités du lundi au dimanche. La route du grand débat ? La confirmation que «fake news» est à notre époque ce qu’étaient les pattes d’eph dans les années 70 : tout le monde se l’est approprié et tout y passe, sous toutes les formes.

Le constat raconte un couloir sans ampoules, ni interrupteur. On part du principe que tout est, d’une manière ou d’une autre, foutaise. On prend alors ce qui arrange à l’instant T, en assurant que sa source d’information, même vérolée – et alors ? – le sera toujours moins que celle du JT officiel qui masque un «Macron démission» – France 3 avait dû s’expliquer.

Collonges-lès-Premières (Côte-d’Or) : «Nul besoin d’être un grand clerc…»

Collonges-les-PremiËres, le 15 fÈvrier 2019. Grand dÈbat, Salle Communale, dans le dÈpartement de la CÙte-d'Or en rÈgion Bourgogne-Franche-ComtÈ.
Fadila Khattabi, dÈputÈe de la troisiËme circonscription de la CÙte-d'Or pour LREM.

A Collonges-lès-Premières, le 15 février.

Un type s’est levé pour citer Jean-Baptiste Colbert sur l’impôt : il y a quatre siècles, la justice fiscale avait été théorisée. Pourquoi ne pas appliquer ? Il a commencé comme ça : «Nul besoin d’être un grand clerc…» Et il a lu une feuille pleine de références historiques. Un gamin a couru en chaussons ouverts sur le parking de la salle communale pour apporter du matériel manquant aux organisateurs, une dame se demande pourquoi les voitures ne passent pas à l’hydrogène et un vieil homme est sûr que l’écologie relève d’un casse-tête franco-français : les autres pays se moquent de la planète, nous sommes les seuls à nous faire du mouron.

Lyon : «Le peuple qui a faim n’est pas là…»

Un bonhomme mat de peau, enveloppé, pas très grand, baisse la voix dans le couloir d’un chic bâtiment public. Un débat a lieu à 2 mètres, on entend des prises de parole au micro. La salle est petite, mais lumineuse – on y célébrerait un baptême. Le chuchoteur s’approche : «Le peuple qui a faim n’est pas là…» Lui ne met même pas de gilet jaune, il n’a plus de force. «Là, ce sont des gens qui savent que le peuple les menace. Alors ils réfléchissent et cherchent des solutions pour ne pas tout perdre.»

Son instinct lui glisse que «les paysans» les plus esseulés, ceux qu’on ne voit pas, peuvent prendre les armes si on continue de les chatouiller. Et que, dans ce scénario, c’est l’extrême droite qui gagne parce que le chaos est son élément. Il écoute ce qui se murmure autour de lui, dans tous les milieux, depuis trois mois : les «petits» rêvent de prendre des baïonnettes. Parfois, sa famille en Algérie s’étonne de ce qui se passe avec les gilets jaunes. «Il y a eu les printemps arabes, alors…» Lui a rebaptisé le mouvement «Peste jaune» parce qu’il maintient son scénario : «A la fin, les crânes rasés gagneront. Ils sont déjà là, autour de nous en Europe.» Il habite en banlieue lyonnaise, dans un quartier populaire, qui ne solidarise pas tant que ça depuis 15 samedis. «On est déjà passé par tout ça ici, on connaît : avec nos émeutes, on n’a rien gagné, ça a même empiré avec toute cette drogue dans nos immeubles. On a simplement appris à s’adapter et patienter. On patiente bien…»

La-Chapelle- de-Guinchay (Saône-et-Loire) : «Plus on paye de taxes, moins on a de services publics»

La Chapelle-de-Guinchay, le 15 fÈvrier 2019. Grand dÈbat au Ch‚teau des Broyers, dÈpartement de SaÙne-et-Loire, en rÈgion Bourgogne-Franche-ComtÈ.

A La Chapelle-de-Guinchay, le grand débat était organisé dans un petit château, le 15 février.

Sur le parking, le retraité de 70 ans – il se présente comme ça, et pas autrement – raconte qu’à Mâcon, la grande ville voisine, Griezmann construit «un palais». Que la France est foutue, car entre autres, elle souffre d’hémiplégie : «On savait construire des centrales nucléaires, on ne sait pas les démonter.» Le bout de sa casquette a des diodes. Elles s’allument. Avec d’autres gilets, il se mobilisait la nuit il y a encore quelques semaines, avant le démantèlement de son bungalow par la police. Dans son récit, tout tend inexorablement vers les enfers – il ne manque que le ciel qui éclate en mille morceaux et libère les bêtes aux trognes immondes – et il s’en fout : comme le disait sa grand-mère, «il a un pied dans la tombe».

Le maire de la commune, dans ce bout de Bourgogne qui ne se porte pas trop mal économiquement, a choisi un petit château pour débattre. A l’intérieur, les chaises étaient disposées en rond, dans une jolie lumière intimiste, juste ce qu’il faut. La discussion, sur la forme, fut conformiste : un question-réponse avec Benjamin Dirx, le député LREM. Celui-ci a réfuté, chiffres à l’appui, glander à l’Assemblée nationale, et tenté tant bien que mal de rétorquer à cette intervention : «Plus on paye de taxes, moins on a de services publics.»

Dans les couloirs, un cadre d’En marche pense que la colère trouve ses racines un an et demi plus tôt, quand la majorité s’est mise dans le crâne de baisser les allocations logement. «A force de tout vouloir faire différemment de nos prédécesseurs, on a touché à certains domaines qu’il ne fallait certainement pas toucher, pas maintenant, pas avec cette communication-là.» Le retraité de 70 ans au couvre-chef lumineux insiste : «Vous avez vu, j’ai demandé au député combien nous coûtait l’Europe et il n’a pas voulu répondre…» Certes. Son téléphone a sonné et il a coupé court : «Je suis avec des journalistes là, je te rappelle Lulu.»

Saint-Etienne (Loire) : «Quand je dis au revoir à ma femme et à mon fils, je ne sais pas dans quel état je reviendrai»

Nuit. Des jeunes passent en voiture tout près du QG de gilets jaunes locaux, où une banderole rappelle que «les fachos» ne sont pas les bienvenus. Au pied d’un quartier populaire, à côté de box de voitures, en face d’une immense zone commerciale, donc d’un rond-point. Ils se marrent, vitres baissées : «Chômeurs, trouvez-vous un emploi !» Des pneus ont cramé devant le KFC, des gilets font le bilan en plein air sur un canapé et la police regarde de loin : tous les protagonistes savent déjà que ça n’ira pas plus loin pour aujourd’hui.

Cinq heures plus tôt, on avait bavardé pile à cet endroit, Nicolas, parcours universitaire costaud, gabarit et barbe de bûcheron. Jusque-là, le trentenaire avait fantasmé la révolution en feuilletant les livres touffus, magiques, jargonneux, transcendants. Puis il a vu passer du monde en jaune pratiquer la théorie dans la rue. Il a rejoint les gilets et analysé la situation debout près d’un gros caillou : «Que les électeurs de Le Pen veuillent en être n’est pas si problématique : c’est la seule manière pour nous de les rattraper.»

La violence policière l’effraie, il est novice dans la lutte : «Quand je sors de chez moi et que je dis au revoir à ma femme et à mon fils, je ne sais pas dans quel état je reviendrai.» On marche avec Nicolas, un bout de chemin seulement, pour l’acte XIV. 1 500 personnes, peut-être plus. Dans la foule, Mous, chaudronnier exquis, fils de mineur, délégué du personnel dans sa boîte, prend la défense de DSK, tombé pour «complot», qui aurait pu, souffle-t-il, être un bon président. «On ne sait pas, il aurait fallu voir à l’usage.»

Saint-Jeures (Haute-Loire) : «Au pire, on y va pour se marrer ?»

Saint-Jeures, le 17 février 2019. Le grand débat, réunion publique d'échanges sur le Plateau du Haut-Lignon.

Le débat de Saint-Jeures, le 17 février.

Une bande d’anciens quitte paisiblement le rade, qui ferme à 14 heures. Avant de pousser la porte, ils font l’inventaire des divertissements possibles un dimanche après-midi. Partie de boules ? Ligue 1 ? Peut-être le grand débat ? La troisième option est l’équivalent du front républicain, la solution que le désespoir susurre. Deux des gaillards ne savent même pas à quoi ça ressemble, donc à quoi ça mène. Le premier au second : «Tu as voté Macron, toi ?» Rires, qu’on situe au check-point de l’ironie. Le second : «Au pire, on y va pour se marrer ?»

Les rues sont vides. Il n’y en a pas cent. La neige, elle, tombée par paquet de mille flocons quelques jours auparavant, est encore là. Par petites touches dans la commune, comme des tâches de rousseur sur un visage. Plus haut dans le village, la salle municipale s’est remplie sans trop de mal. On nous y a dessiné une carte du coin, genre d’Irlande savoyarde : dans ce coin protestant, Saint-Jeures est l’une des poches traditionnellement catholique. Ce qui change quelques perceptions, politiquement parlant aussi.

Trois gilets jaunes ont distribué des tracts – avec le RIC comme superstar – à la cinquantaine de personnes présentes. Antonio Salvini, jeune à lunettes, membre local de LREM et comptant parmi les organisateurs, a tenté de les en dissuader pour respecter la dimension citoyenne du rendez-vous. Ils l’ont renvoyé à son étiquette, quand bien même il aurait juré chasteté – aucun prosélytisme pendant les discussions. 67 idées sont sorties de là, notées sur un document projeté au mur et relu pour les yeux les moins vifs. Proposition 3 : «Il faut une prise en compte des votes blancs. Par exemple, il faut qu’au-delà d’un certain nombre de votes blancs, l’élection soit invalidée.» La 31 : «La [Maison départementale des personnes handicapées] a huit mois de retard sur ses dossiers. Les personnes handicapées peuvent se retrouver avec huit mois de retard d’allocations. L’orateur propose que les bénéfices de Vinci financent la MDPH.» La 33 : toutes les retraites devraient être au moins de 1 000 euros.

Carcassonne (Aude) : «Dans les petits villages on voit le train passer, mais il ne s’arrête pas»

Carcassonne, le 18 fÈvrier 2019. Rond point Charlemagne.

Sur un rond-point de Carcassone, le 18 février.

Ali fait des allers-retours Aude-Corse. Il a sa conjointe ici et un boulot de tractoriste là-bas. Sa description est vite faite : à Carcassonne, l’emploi est une espèce rare, mais pas protégée. Le bonhomme, aux faux airs d’Enrico Macias, est gilet jaune depuis le départ. Il n’a voté qu’une fois. A 18 ans, en Corse, sa terre natale, pour des municipales. On parle de temps immémoriaux. Ensuite, plus de bulletins, plus d’urnes : «Un âne n’a pas besoin d’un autre âne pour lui montrer le chemin.»

Rien d’inédit : les gilets locaux ont investi un grand rond-point, dans une cabane où l’étranger est choyé. Où Patricia fait un cours de géopolitique de la misère – l’Aude est dans le top 10 des départements les plus pauvres de France – qu’elle illustre par les enseignes de «hard discount» se précipitant dans les environs : «Au départ du mouvement à Carcassonne, des gens venaient vers nous. Ils souffraient tellement qu’ils n’avaient pas toujours les mots pour raconter. Ça dure depuis quinze ans, on le savait que ça finirait par exploser. Dans les petits villages, il n’y a même pas de moyens de transports. On voit le train passer, mais il ne s’arrête pas.»

L’agrégée de biologie, vieille briscarde du militantisme, s’est récemment rendue à Castres pour une conférence d’Etienne Chouard (intellectuel pro-RIC qui traîne le boulet d’avoir été proche d’Alain Soral) et de Priscillia Ludosky (la femme qui a lancé la pétition en ligne pour protester contre la hausse des carburants) : «Les gens modestes sont parfois traités d’illettrés. Le mouve ment des gilets jaunes montre le contraire : chacun à son échelle s’est élevé.» «Etienne» a prôné la discussion, tout le temps, avec les Français convaincus et ceux qui doutent du mouvement, de son ancrage, de son pacifisme, de sa capacité à construire, de sa cohésion. Patricia : «On nous parle de tensions entre gilets jaunes, y compris localement. Mais c’est normal. Ici, on vit presque 24 heures sur 24 entre nous, comme un couple. Et puis la lutte est très physique. Là, il fait très beau. Mais il y a eu ces moments où le vent soufflait à 120 km/h…»

A deux bornes du centre-ville, dans une zone pavillonnaire, huit employés d’un chantier d’insertion – six femmes et deux hommes précaires – se sont retrouvés dans une pièce de local associatif, grand comme un salon. Le responsable de la structure les fait participer au grand débat sur leurs heures de boulot : «C’est peut-être la seule manière pour eux d’y prendre part et d’avoir une petite chance que leur voix compte à la fin.» Michel Cornuet, militant local, a été appelé en renfort pour animer l’atelier écologie, son domaine revendiqué depuis plus de trente ans – un peu moins de la moitié de sa vie. Sur le réchauffement climatique, il n’a pas eu besoin de tartiner plus qu’il n’en faut. Dans les environs de Carcassonne, les inondations du mois d’octobre ont fait quinze morts et une centaine de blessés. Des familles vivent encore dans des maisons défigurées, faute de moyens – c’est tout un labyrinthe, dans le noir, pour obtenir justice.

Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) : «Qui sait réellement à quoi correspond ce référendum ?»

Dans le petit champ, le chien (classé parmi les races les plus teigneuses) qui renifle (et croque du bois comme une pomme d’amour) est d’une infinie douceur, et le silo peint en jaune. Le plan est sans accroc : un agriculteur prête aux gilets le terrain et le réservoir, désormais transformé en repaire. Une dizaine de personnes de tous âges, dont une dame, lunettes de soleil, plutôt chic, autour des 40 ans, qui requiert l’anonymat le plus strict. Au boulot, ils la tanneraient. La mère de famille pense que faire du RIC un mantra relève de la connerie magistrale. «Il faut rester sur les fondamentaux : le mouvement a commencé pour réclamer plus de pouvoir d’achat, des augmentations de salaire. Pourquoi changer de cap ?» Et : «Parmi ceux qui le réclament, qui sait réellement à quoi correspond ce référendum ?»

Le prix du pot de Nutella, en augmentation, l’exaspère : comment faire plaisir à ses gamins quand les salaires se figent et les tarifs grimpent ? La nomination d’Alain Juppé, jadis condamné par la justice, au Conseil constitutionnel la navre. «Quel signal envoie-t-on aux Français ?» Sur les écrans, elle ne voit que du boxon. Des gilets jaunes se chamaillent, quand ils n’indiquent pas des chemins différents pour la lutte. «Ça refroidit forcément ceux qui voudraient nous rejoindre.»

A côté, une jeune femme assise sur une chaise, 26 ans, pull rose, acquiesce à tout. Même quand elle regarde ailleurs. Son corps est abîmé par un accident de scooter survenu il y a un an. Elle ne voulait pas réveiller sa mère, véhiculée, pour aller au boulot à 5 heures dans une laiterie du coin. Alors elle s’est débrouillée. Elle n’a pas vu la plaque de verglas.

Ramsès Kefi Photos Albert Facelly

Sorgente: Dix jours sur la route des grands débats – Libération

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