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Le spécialiste du syndicalisme Jean-Marie Pernot explique la réussite de la journée de jeudi par le fait que la réforme touche tous les Français. Et pointe le risque que les centrales se fassent enfermer dans les régimes spéciaux.

Politologue à l’Institut de recherches économiques et sociales, Jean-Marie Pernot est spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme.

Peut-on parler de retour en force des syndicats ?

A ce stade, il est difficile de répondre à cette question. La grève de jeudi est incontestablement une réussite pour les syndicats mais il faut attendre de voir la façon dont le mouvement se poursuit. D’autant que plusieurs facteurs expliquent le succès de jeudi. Bien sûr, l’appel des syndicats a été fédérateur. Même s’il manque une centrale avec l’absence de la CFDT, il a été largement unitaire, et cela compte. C’est également la conséquence de nombreux mécontentements sociaux, le fruit d’une maturation. Il y a eu les gilets jaunes mais aussi la lutte contre la privatisation d’Aéroports de Paris, contre la réforme de l’assurance chômage… Cette mobilisation est une bonne affaire pour les syndicats mais je reste prudent.

Leur succès est-il lié au fait que le dossier des retraites est un sujet typiquement syndical, propice aux négociations complexes ?

Les retraites sont au cœur du pacte social implicite français. On accepte d’avoir une vie de travail de galère parce qu’on sait que l’on aura une retraite qui nous permettra de vivre convenablement, du moins pour une large partie de la population. Depuis les années 80, il n’y a plus une corrélation stricte entre vieillissement et appauvrissement. La retraite, c’est le capital de ceux qui n’ont pas de capital. Certes, le système est imparfait, bourré d’injustices. Mais il concerne tout le monde, contrairement à d’autres sujets, comme l’assurance chômage, sur lesquels il est plus difficile de fédérer. Là, les grands-parents, les parents, les enfants : tous sont concernés. Tellement qu’ils se mobilisent.

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Depuis quand n’avait-on pas assisté à une telle mobilisation ?

Le mouvement contre la réforme des retraites de 2010 est une bonne référence. Mais pour comparer, il faut juger dans la durée. En 2010, la mobilisation a été considérable. Il y avait des défilés dans des petites villes, y compris – je m’en souviens – dans des îles bretonnes. Tout le monde ne parlait que de cela, dans les cafés, au travail, etc. Jeudi, on a un peu retrouvé ça. Le niveau de mobilisation dans la fonction publique semble rappeler celui de 1995. Attendons d’avoir des données sur la longueur pour apporter une réponse précise. Mais on sent une très grande sensibilité des travailleurs sur cette question des retraites.

Va-t-elle se transformer en une mobilisation très puissante ?

Cela dépend aussi du gouvernement, qui est resté flou sur son projet, voire contradictoire. Il y a donc de la marge à ce niveau. Rien n’est écrit. Quelle sera l’attitude du patronat ? Quelle image du mouvement les médias renverront-ils ? Ce n’est pas un sujet mineur… Les syndicats se trouvent face à un piège : se faire enfermer dans les régimes spéciaux. Le danger, pour eux, est de tomber dans un réflexe corporatiste, alors que le périmètre du projet de réforme est beaucoup plus large.

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La mobilisation de masse, à l’appel des syndicats, est donc une action collective qui a encore de l’avenir ?

Les modes d’action traditionnels sont en difficulté. C’est d’ailleurs ce qui a permis au mouvement des gilets jaunes d’émerger, même s’il faut rester très nuancé là-dessus. Il y avait beaucoup de gens, dans le monde de la santé notamment, qui connaissaient les pratiques des syndicats et qui avaient des liens avec eux. Néanmoins, les gilets jaunes ont fait preuve d’une inventivité incroyable, avec ce signe de ralliement, les ronds-points… Ils ont créé un nouveau répertoire d’actions [lire aussi page 5, ndlr]. C’est assez logique que des formes de protestation non conventionnelles surgissent. A part le mouvement anti-CPE de 2006, les grandes mobilisations n’ont pas fait flancher le pouvoir depuis vingt ans. Les syndicats sont confrontés à une nouvelle concurrence. Face à elle, l’unité syndicale me semble très importante. Il y a un malaise de la population vis-à-vis des divisions. J’ai entendu le président de la CFE-CGC, François Hommeril, dire que les directions étaient sous la pression des bases. Ils sont obligés d’y aller… L’enjeu pour les syndicats est maintenant d’adopter des positions proactives, de formuler des propositions qui trouvent de l’écho chez les gens, d’être capables d’accommodements raisonnables entre eux. S’ils y parviennent, ils peuvent retrouver de l’espace.

Le retour en force des syndicats n’est-il pas paradoxalement une chance pour le gouvernement de réformer dans la concertation ?

Le pouvoir en place a-t-il les dispositions intellectuelles pour cela ? Il me semble très formaté dans la certitude que la décision raisonnable vient d’en haut, qu’il sait ce qui est bon pour le peuple. Je ne sais pas s’il est capable ou a envie de remettre en selle les syndicats. La réussite de la mobilisation de jeudi peut être une chance pour le gouvernement, s’il sait la saisir… Mais, politiquement, le prix à payer est très élevé pour lui.

Jérôme Lefilliâtre

Sorgente: Syndicats : «S’ils font des propositions, ils peuvent retrouver de l’espace» – Libération

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