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Beaucoup redoutent une année noire, à l’instar de 1996 et ses 70 suicides. La «cellule alerte prévention suicide» doit être une force de proposition auprès du ministre de l’Intérieur.

Le ministre de l’Intérieur lance ce lundi une cellule de prévention afin d’endiguer un phénomène qui touche particulièrement les forces de l’ordre et que les syndicats dénoncent de plus en plus vigoureusement. Depuis janvier, vingt-huit agents se sont donné la mort.

Une capitaine de 48 ans à Montpellier, un gardien de la paix de 25 ans à Villejuif, un CRS de 42 ans au Mans, un agent de 40 ans de la police aux frontières à Querqueville… Depuis début janvier, 28 policiers se sont donné la mort. L’an dernier, ce chiffre n’avait été atteint qu’au mois de septembre. A l’heure où certains scandent «suicidez-vous !» en manif ou taguent «flics suicidés à moitié pardonnés», cette série macabre rappelle qu’il y a des hommes derrière les matricules. Le 19 avril, les flics de France se sont réunis devant leurs commissariats à la mémoire des collègues. Message fort et inédit, le directeur général de la police nationale (DGPN), Eric Morvan, a lui-même enjoint toute la hiérarchie à participer à ce recueillement. «Il est trop tôt pour parler de hausse, mais ce nombre est extrêmement inquiétant. La tendance est malheureusement à une année record», affirme le chercheur Mathieu Zagrodzki, auteur de Que fait la police ? Le rôle du policier dans la société. Beaucoup redoutent en effet une année noire, à l’instar de 1996 et ses 70 suicides. L’éprouvante mobilisation dans le cadre des gilets jaunes joue-t-elle ? Beauvau affirme qu’il n’y a pas de corrélation, mais «ce contexte de confrontation entre police et manifestants pourrait être un élément se mélangeant au stress professionnel et à d’autres circonstances plus structurelles», estime le chercheur au CNRS Sebastian Roché.

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Dans la foulée des plans anti-suicide de ses prédécesseurs lancés en 2015 et 2018, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, inaugure ce lundi une «cellule alerte prévention suicide». Dirigé par Noémie Angel de l’Inspection générale de l’administration (IGA), le dispositif a pour vocation d’être un réceptacle des pratiques et une force de proposition auprès du ministre de l’Intérieur. «Nous ne laisserons pas le suicide devenir un risque du métier», a assuré Castaner en visite à l’hôpital des Gardiens de la paix à Paris, le 12 avril. Dans ce centre accueillant des agents «fragilisés», il a rencontré une équipe pluridisciplinaire pour parler prévention. Autour de la table, on évoque pêle-mêle : la détection des signaux faibles, une meilleure appréhension des tentatives de suicide, mais aussi une «libération de la parole» dans ce milieu d’hommes où il est si difficile de parler, ainsi que la nécessité de sensibiliser la hiérarchie. Souvent désignée comme responsable, celle-ci doit devenir «une vigie attentive et bienveillante», dira Castaner dans son discours, enjoignant à lever «le tabou du besoin d’aide». Si une ligne téléphonique existait déjà pour les agents en détresse, elle sera dorénavant ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Mise en place en juin, précise-t-on au cabinet du ministre. Une rencontre aura également lieu «très rapidement» avec l’ensemble des syndicats qui «ont un vrai rôle à jouer», dixit Beauvau.

Le «fléau», lui, n’est pas nouveau. Depuis une vingtaine d’années, le nombre de suicides oscille entre 30 et 60 par an. En 2018, 35 policiers et 33 gendarmes se sont donné la mort. Si les effectifs de la sécurité publique sont les plus touchés, aucun corps ni grade n’est épargné. Le taux de suicides dans la profession est supérieur de 36 % à celui de la population générale, selon une étude de l’Inserm menée de 2005 à 2009. Comment l’expliquer ? L’épidémiologiste Gaëlle Encrenaz, coauteure de cette enquête, met en garde : «Le suicide est un phénomène complexe et multifactoriel, ce qui le rend compliqué à comprendre. En général, il survient quand plusieurs sphères de vie sont affectées.»

«En retard»

Longtemps, l’administration policière a pourtant renvoyé les morts volontaires dans ses troupes à la seule sphère privée, faisant fi des conditions de travail et suscitant le courroux des syndicats et des familles endeuillées. «Rien n’est fait en amont pour accompagner les agents en difficulté. On n’intervient qu’après la tentative de suicide ou le suicide»,dénonce Guillaume Lebeau, de l’association Mobilisation des policiers en colère. Y a-t-il des facteurs propres au métier ? Quel rôle peuvent jouer le surmenage, la confrontation quotidienne à la violence et la mort ou encore l’isolement des recrues affectées en région parisienne alors qu’elles sont souvent originaires de province ? Aucune étude récente n’existe sur le sujet. «Le ministère, très en retard en matière de recherche scientifique, n’a jamais développé d’outils ni de capacités d’analyse», déplore Sebastian Roché, auteur de l’ouvrage De la police en démocratie : «Il y a un déficit réel de considération du problème : le gouvernement annonce des mesures successives, sans faire de suivi ni vérifier leur efficacité.» Et de glisser quelques pistes, comme veiller à «former l’encadrement et multiplier les portes d’entrée pour que la personne puisse appeler à l’aide».

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Dans la gendarmerie, où l’on se suicide moins, on constate une meilleure cohésion de groupe ; celle-là même qui se serait étiolée au sein de la police. La vie en caserne permettrait aussi de mieux détecter les signes précurseurs. «Il faut développer un management plus horizontal dans la police et une culture du débrief après les interventions», suggère le chercheur Mathieu Zagrodzki. Car derrière l’aspect technique et opérationnel, ces échanges sont l’occasion de dire bien plus. Un bilan de personnalité annuel pourrait aussi permettre d’ouvrir le dialogue. «La première façon de prévenir, c’est de parler. On doit comprendre que faire appel à un psy, c’est pro», martèle le directeur départemental de la sécurité publique du Nord, Jean-François Papineau, confronté à une douzaine de suicides en trente-cinq ans de carrière.

Groupes de parole

Depuis la création du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) en 1996, les comportements ont toutefois évolué. «Au départ, les policiers ne s’autorisaient pas à venir. Maintenant, la démarche est moins taboue», assure la psychologue coordinatrice du Nord, Nathalie Bascop. En 2018, les équipes du SSPO ont ainsi mené 32 000 entretiens et 2 916 actions post-traumatiques individuelles ou collectives, tels des débriefings émotionnels ou des groupes de parole après des situations éprouvantes. La prise en charge opère sur un champ assez large : un usage de l’arme de service, une mise en joue par un délinquant, une opération qui s’est mal déroulée, une intervention sur un suicide, une mort d’enfant, une attaque terroriste… «Si besoin, on se déplace dans chaque service. Il est important que les fonctionnaires de terrain puissent échanger sur les situations qu’ils ont vécues», déclare Nathalie Bascop, qui dirige les sept psychologues du département. Il y a vingt ans, à la naissance du SSPO, les praticiens n’étaient qu’une dizaine. Désormais, ils sont 89 au service des quelque 150 000 policiers français. «C’est encore trop peu ! Cela fait un référent pour 1 800 agents. Surtout, il y a toujours cette crainte d’aller voir le psychologue de l’administration parce qu’on a peur que ça se sache auprès de la hiérarchie», complète Frank Baudry, modérateur du groupe Facebook «SOS Policiers en détresse», lancé à l’automne. Depuis quelques jours, les demandes d’adhésion «explosent» sur ce petit groupe privé, où l’on vient échanger et se soutenir entre collègues.

Chloé Pilorget-Rezzouk , photo Aimée Thirion

 

Sorgente: Liberation.fr

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