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Malgré l’ampleur historique des blessures infligées par des armes dites «intermédiaires» contre des gilets jaunes, le gouvernement persiste à nier l’évidence. Du côté des forces de l’ordre, la multiplication des dérives commence à inquiéter.

Un déni d’Etat. Depuis deux mois, il est difficile d’échapper aux images de blessures graves causées par les armes du maintien de l’ordre dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Pourtant, aucune réaction politique de l’exécutif. Aucune remise en cause. Le volume des tirs d’armes dites «intermédiaires» ou «à létalité réduite» et ses conséquences ont atteint un niveau historique ces dernières semaines. Jamais dans l’histoire récente, l’utilisation de la force par la police dans le cadre d’une mobilisation sociale n’avait produit de tels effets. Le recensement effectué par Libération a permis d’identifier près d’une centaine de blessures graves, pour nombre d’entre elles irréversibles. Difficile pour l’Intérieur de faire abstraction de ces chairs lacérées, d’ignorer les gueules cassées et les yeux crevés par les tirs de balles en caoutchouc semi-rigide et d’occulter les membres criblés et arrachés par le souffle des grenades explosives composées de TNT. C’est pourtant le cas.

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Questionné à ce propos lundi dernier dans les couloirs de la préfecture de l’Aude par la presse, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner a déclaré : «Je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des gilets jaunes. Par contre, je connais des policiers et des gendarmes qui utilisent des moyens de défense de la République, de l’ordre public. […] Si vous cumulez tous les incidents que nous avons connus ces derniers temps, à chaque fois, ils ont su agir avec proportionnalité.»Ces formules, le ministre les répète, le lendemain, pratiquement à l’identique lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale. «La réponse des policiers est toujours proportionnée», a même renchéri son secrétaire d’Etat, Laurent Nuñez, jeudi après-midi devant les sénateurs.

La cécité du pouvoir face aux dégâts de ces armes a frappé jusqu’au président de la République. Le 20 novembre, devant un parterre d’étudiants de l’université catholique de Louvain en Belgique, Emmanuel Macron avait été interpellé : «Pourquoi vous matraquez vos étudiants ? Pourquoi vous êtes le seul pays qui utilise des grenades contre sa propre population ?» «Là, vous dites n’importe quoi», avait rétorqué le chef de l’Etat, refusant d’admettre que la France est bien le seul pays européen à utiliser une grenade explosive composée de TNT dans ses opérations de maintien de l’ordre. Dans la campagne présidentielle, l’équipe du candidat avait pourtant abordé la problématique du maintien de l’ordre et de l’usage des armes. «L’un des éléments les plus importants, c’est qu’on estimait qu’il fallait éviter un maintien de l’ordre dur, avec en tête ce qu’il s’est passé à la ZAD de Sivens et la mort de Rémi Fraisse», relate un pilier du programme sécurité de la campagne d’Emmanuel Macron. Un objectif désormais bien lointain.

«Dépendance»

Ces dernières semaines, la multiplication des prises de parole sur la réponse sécuritaire, sans même évoquer la question des blessés, a largement contribué à tendre la situation. «Le gouvernement ne peut pas critiquer l’action des forces de l’ordre alors qu’il les présente comme un rempart pour le pouvoir, estime Sebastian Roché, sociologue spécialiste de la police. La dramatisation du moment crée une dépendance à la police, jusqu’à la négation de la violence des forces de l’ordre. Une négation complète.» En répétant que l’usage des armes est «proportionné» à la violence des manifestants, le ministre de l’Intérieur balaye la moindre critique avant même la conclusion des enquêtes judiciaires diligentées à la suite de blessures. D’autant que les inspections générales de la police et la gendarmerie qui enquêtent sur ces faits sont soumises à son autorité hiérarchique.

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«C’est le syndrome Charles Pasqua et c’est une connerie de dire “dans tous les cas on vous couvre”, réagit le membre du groupe sécurité de la campagne du Président. Les ministres de l’Intérieur veulent être les premiers flics de France mais ce n’est pas leur rôle. S’ils pouvaient prendre d’assaut les barricades comme Napoléon au pont d’Arcole, ils le feraient. Ils sont galvanisés mais ils ne comprennent pas qu’ils ne sont pas policiers.»

Pourtant, même en interne, le soutien inconditionnel aux forces de sécurité commence à se fissurer. Interrogés par Libération, des responsables de la police et de la gendarmerie s’inquiètent, sous couvert d’anonymat, d’importantes dérives, notamment concernant les tirs de LBD 40fusils à balles en caoutchouc semi-rigide. Son emploi a été massif par les effectifs en civil, non spécialistes des manifestations. «Ces unités, principalement des brigades anticriminalité (BAC) sont noyées dans le dispositif au milieu des forces spécialisées, gendarmes mobiles et CRS. Sur une manœuvre offensive, elles sont censées nous accompagner. Là, c’est presque l’inverse, on a eu l’impression que ce sont les CRS et les gendarmes mobiles qui sont venus en appui des BAC,analyse un colonel de la gendarmerie mobile. Or, ces brigades n’ont pratiquement qu’une arme : le LBD 40. Si on met de côté la morale, la doctrine et la déontologie, c’est fabuleux sur le seul plan tactique, mais bon…» De sources policières, de très nombreux tirs qui ont touché des manifestants à la tête sont attribués à ces unités. Le chef d’un escadron de gendarmerie a même consigné dans un rapport que son unité a été visée par des tirs des BAC le week-end dernier.

Réponses floues

Au-delà des gilets jaunes, le ministère de l’Intérieur continue d’opposer une opacité de principe sur la question de l’usage de la force. Et ce, malgré les alertes répétées depuis plusieurs années du Défenseur des droits, principalement à propos de l’usage du LBD 40. Sur RTL, jeudi matin, Jacques Toubon a rappelé qu’«il y a un an, nous avons demandé le moratoire et que tout cela soit réétudié». La mobilisation de collectifs de victimes et la publication de rapports des ONG comme Amnesty International ou l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat), n’ont également rien changé. Libération interroge aussi fréquemment le ministère de l’Intérieur, la préfecture de police de Paris et les directions de la police et la gendarmerie sur l’usage des armes du maintien de l’ordre. Les réponses sont floues ou ignorées. La dangerosité de ces munitions est souvent découverte seulement à l’occasion d’instructions judiciaires.

Combien de tirs de grenades lacrymogènes, de grenades de désencerclement, de balles en caoutchouc ont été effectués depuis le début du mouvement des gilets jaunes ? Quel est le cadre d’emploi de la grenade GLI-F4, qui a provoqué quatre amputations de mains ou de graves blessures aux jambes ? Des réflexions ont-elles été engagées à la suite de la multiplication des blessures ? Une demande d’interview a été envoyée il y a plusieurs jours au ministre de l’Intérieur. Elle est restée lettre morte.

Ismaël Halissat

Sorgente: (1) Violences policières : les armes du déni – Libération

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