La démonstration de force n’a pas traîné. Il est à peine 9h15 sur une place de la Madeleine bunkerisée (la plupart des commerces sont fermés et calfeutrés) quand une cinquantaine de motos déboulent vrombissantes, surmontées d’une doublette policière sur le pied de guerre. A l’arrière, ces «voltigeurs» millésime 2019, le visage souvent masqué, exhibent leur équipement : matraques, lanceurs de balles de défense, caméras pour ceux chargés de filmer les visages des manifestants…
Un premier passage, puis un second pour toiser la foule, le ton est donné : celui d’un samedi encadré au millimètre par les forces de l’ordre, déployées au nombre de 7 500 dans la capitale. Les quelques dizaines de manifestants – gilets jaunes et organisations altermondialistes – voient leurs velléités de «convergence des luttes» mises à mal. A peine un attroupement se forme-t-il que les gendarmes mobiles interviennent pour rappeler l’interdiction préfectorale d’un rassemblement statique, en invitant tout le monde à se disperser.
Antoine, un Francilien de 26 ans, n’est même plus étonné. «Ce genre de dispositif, on y a été habitués petit à petit depuis les défilés contre la loi travail en 2016, se souvient-il. Depuis qu’on est arrivé à la gare Saint-Lazare ce matin, j’ai subi quatre contrôles d’identité, dont un où le policier m’a attrapé le sexe pour s’assurer que je ne dissimulais rien.» Ce contexte «anxiogène» ne le dissuade pourtant pas de continuer à se mobiliser : «Ça fait longtemps qu’on espère que les luttes sociales et celle pour la justice climatique se rejoignent. Il faut un catalyseur.» Son amie Cécilia craint toutefois que la «parade policière», qu’elle juge «terrifiante», ne finisse par dégoûter le gros des troupes. «Leur intimidation fonctionne, plein de gens ne sont pas venus à cause de ça», soupire la jeune femme.
Policiers postés devant l’église de la Madeleine avant la manifestation des gilets jaunes. (Photo Alain Guilhot pour Libération)
«Dictature en marche !»
Isabelle, une quinquagénaire «gilet jaune» originaire de Champigny-sur-Marne, explique avoir «la rage au ventre» : «C’est pas normal d’être empêchés de défendre nos combats pour la justice sociale, le climat, et tout simplement la liberté.» Elle hésite à franchir le cordon policier, au risque d’être «nassée». «Je ne suis pas là pour casser, juste pour défendre un monde meilleur pour mes petites-filles», proteste-t-elle.
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Mis sous l’éteignoir dès son coup d’envoi, l’acte 45 des gilets jaunes se lance avec peine. Plusieurs défilés improvisés se lancent dans les rues des VIIIe et IXe arrondissements, derrière le cri de ralliement habituel du mouvement, «Ahou, Ahou, Ahou !». Boulevard Haussmann, une petite centaine de personnes tentent de s’organiser en cortège, bloquant la circulation. Mais les forces de l’ordre, très mobiles, parviennent vite à le disperser, utilisant quelques capsules de gaz lacrymogènes. Sous les huées de la foule («Honte à vous !», «Dictature en marche !»), ils bloquent les principaux axes de circulation et empêchent les manifestants de se rassembler.
«Les gens deviennent fous»
Un groupe de gilets jaunes venus de Vannes (Morbihan) pour défendre la «justice fiscale» et le «pouvoir d’achat», arrivés à peine depuis dix minutes aux abords de la gare Saint-Lazare, ont les yeux rougis et humides par les lacrymos. «C’est de pire en pire, on n’a même le droit de manifester», soupire une femme. D’autres, originaires d’Alsace, ne décolèrent pas : «La police n’est plus là pour protéger les manifestants, comme le disait Macron, mais pour les empêcher de venir. C’est à cause de ça que les gens deviennent fous, on n’a plus de liberté.»
Devant la gare Saint-Lazare, samedi matin. (Photo Alain Guilhot pour Libération)
A 12 heures, les services de la préfecture de police de Paris annoncent déjà 1 249 contrôles préventifs (certains manifestants rencontrés par Libération en ont subi plusieurs, jusqu’à 4 ou 5), 104 verbalisations et 90 interpellations. Des chiffres qui disent tout de cette tentative d’anesthésier le mouvement social par la force du nombre. Quelques minutes plus tard, on croise trois «street medics», des secouristes en t-shirts blancs, prêts à dispenser les premiers soins aux manifestants comme aux forces de l’ordre blessés. Deux de leurs collègues sont en train d’être verbalisés. «Pourtant, on n’a rien d’autre que notre matériel habituel, compresses et sérum physiologique», certifient-ils. Originaires de Rouen et Mantes-la-Jolie, Axel, Nathalie et Tarick espèrent ne pas avoir à soigner trop de monde aujourd’hui. En cette fin de matinée, ils n’ont pas encore dû dégainer leur kit de premiers secours : «Forcément, tout le monde est dispersé en quelques minutes…»