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Selon la chercheuse Narges Bajoghli, la pression maximale que le président américain impose à Téhéran sert le discours des Gardiens de la révolution, qui adoptent désormais les symboles du nationalisme iranien pour mieux faire passer leur propagande auprès des jeunes et assurer la survie du régime.

Par Pierre Alonso

Comment un système révolutionnaire transmet-il son projet à la génération suivante ? Pour répondre à cette question, Narges Bajoghli, chercheuse à la School of Advanced International Studies de l’université Johns-Hopkins (Washington), a travaillé pendant cinq ans sur les puissants Gardiens de la révolution iraniens, la garde prétorienne ne répondant qu’au Guide suprême. En partant de leur production médiatique, elle a eu accès à ce corps choyé par la République islamique, qui s’adapte pour reconquérir la population, alors que les risques de confrontation armée les replacent au centre du jeu.

Les tensions avec les Etats-Unis renforcent-elles les Gardiens de la révolution ?

Quand ils ont abattu le drone américain [le 20 juin dans le détroit d’Ormuz, ndlr], les réactions positives étaient très nombreuses dans les médias de tendances différentes et sur les réseaux sociaux. D’une certaine manière, Donald Trump représente le plus beau cadeau qu’on puisse faire à la République islamique. Le régime essaie depuis longtemps de mettre toutes les difficultés de l’Iran sur le dos des Etats-Unis, mais la jeune génération n’y croit plus et continue à voter pour les réformateurs qui veulent changer le système de l’intérieur. Vu ce que fait Trump, les durs du régime peuvent dire : «Nous respections l’accord international, et malgré tout, voilà ce qu’ils font contre nous.» Et malgré d’importants scandales de corruption qui les éclaboussent ces derniers temps, à moyen et long terme, les Gardiens en sortiront néanmoins renforcés.

Leur rôle a-t-il évolué depuis la révolution de 1979 ?

L’ayatollah Khomeini ne faisait pas confiance à l’armée traditionnelle, l’Artesh. Il craignait que le commandement reste fidèle au Shah, et a donc créé une force armée pour défendre la révolution en elle-même. Il y avait aussi la crainte, pas seulement parmi les partisans de Khomeini mais chez presque tous les révolutionnaires, que les Etats-Unis orchestrent un coup d’Etat comme en 1953. Au début, les Gardes devaient protéger la révolution à l’intérieur du pays, tandis que l’armée traditionnelle avait en charge les frontières.

Au tout début, les Gardiens ont servi à écraser des rébellions internes, comme dans la région kurde. Dès que l’Irak a envahi l’Iran, en septembre 1980, leur mission a brutalement changé : ils ont été envoyés au front et ont reçu plus de ressources que l’armée traditionnelle. Pendant ces huit années de guerre, ils ont pris de l’envergure, créant une force terrestre, aérienne et navale, et devenant une organisation parallèle, disposant bientôt de son propre ministère. Par la suite, quand il a fallu reconstruire le pays, de nombreux contrats sont allés à des entreprises associées directement ou indirectement aux Gardiens de la révolution. En plus d’une organisation militaire, ils sont devenus une puissance économique.

Quand s’impliquent-ils vraiment en politique ?

Un peu à la fin de la décennie 1990, mais surtout pendant le premier mandat du président Mahmoud Ahmadinejad [élu en 2005 et réélu en 2009]. De nombreuses figures des Gardiens se sont très directement impliquées dans les affaires politiques, en se présentant aux élections ou en obtenant des positions haut placées dans différents ministères.

La révolte de 2009, contre la réélection d’Ahmadinejad, les a-t-elle ébranlés ?

Les soutiens du Mouvement vert [issu de la contestation contre la réélection du président] ont été si nombreux à manifester, d’abord contre le vote puis contre le système tout entier, que l’establishment iranien s’est inquiété. Mes recherches, entamées à cette époque, m’ont permis de le constater : j’ai commencé à entendre les dirigeants dire qu’ils n’avaient pas réussi à transmettre leur message aux plus jeunes générations, qui formaient le gros du Mouvement vert. Ils se sont alors demandé comment changer la manière dont ils se définissaient auprès de la jeunesse qui, en plus, voyait la répression des Gardiens et des bassidji [sorte de scouts miliciens] s’abattre sur elle. Ils ont eu conscience de traverser une crise de légitimité.

Qu’est-ce qu’ils ont changé ?

L’une de leurs préoccupations était de se présenter comme une force qui défend l’Iran en tant que nation, et pas seulement la République islamique. Ils ont voulu montrer qu’ils étaient attachés au nationalisme iranien, devenu très important au sein de la population ces vingt dernières années. Par exemple, les fêtes traditionnelles persanes, les prénoms anciens préislamiques et les symboles zoroastriens sont très populaires pour se distinguer du gouvernement. Les Gardiens ont vu ces tendances. Ils ont compris qu’ils devaient aller chercher les jeunes là où ils étaient, en utilisant ces symboles nationalistes. Ils ont aussi compris que tout ce qu’ils produisaient en leur nom était perçu comme de la propagande. Ils ont donc opté pour une stratégie de dissimulation, en réalisant des films vendus sous le manteau ou diffusés sur les réseaux sociaux, qui ne portent pas leur signature.

Quels thèmes reviennent dans cette nouvelle propagande ?

La plupart du temps, leurs films parlent des mouvements d’opposition, comme les Moudjahidin du peuple [groupe en exil longtemps classé sur la liste des organisations terroristes en Europe et aux Etats-Unis]. Le sujet n’est pas nouveau, mais la trame narrative a changé. Ils reconnaissent que la propagande des premières décennies après la révolution n’a pas eu les résultats escomptés. Comment proposer de meilleures histoires ? En rendant leurs films plus divertissants, car ils savent que la population a aussi accès aux films étrangers, officiellement interdits, par satellite.

Leur stratégie fonctionne-t-elle ?

En partie, oui. En 2015, les corps de 175 plongeurs tués pendant la guerre contre l’Irak ont été retrouvés. Il y a eu une immense cérémonie publique en leur honneur. Habituellement, seuls les fervents soutiens du régime se rendent à ce genre de commémorations. Mais cette fois, des campagnes sur les réseaux sociaux en ont fait la promotion, en utilisant des symboles nationalistes, afin d’attirer un public plus large. J’ai été surprise d’y voir beaucoup de jeunes, qui disaient : «Je ne vais jamais dans les trucs du régime, je ne suis pas d’accord avec eux, mais si ces soldats ne s’étaient pas battus, l’Iran ne serait pas indépendant.» Leur stratégie fonctionne au moins un peu, même s’ils connaissent aussi beaucoup d’échecs. Mais ils ont tellement de ressources qu’ils peuvent se le permettre. Sur vingt films, deux marcheront, mais c’est suffisant à leurs yeux.

Ont-ils toujours autant de ressources aujourd’hui, avec les nouvelles sanctions ?

Oui, c’est pourquoi cette question est complexe. Les Gardiens contrôlent les ports et toutes les infrastructures de transport. Ils sont certes visés par les sanctions, mais elles enrichissent aussi certains.

Sont-ils divisés ?

L’organisation n’est en aucun cas un monolithe, elle est traversée de nombreux débats. Beaucoup de Gardiens ont voté pour Mohammad Khatami [président réformateur] lors de sa première élection en 1997. J’ai personnellement vu, alors que je faisais mes recherches sous le second mandat d’Ahmadinejad, à quel point il était détesté par de nombreux membres des Gardiens. Ils avaient voté pour Mir Hossein Moussavi, le candidat réformateur en 2009. La situation actuelle, avec la politique de pression maximale de Trump, tend à les unir. Sur des questions aussi centrales que les sanctions ou les réponses à l’administration américaine, les débats sont mis de côté. Ils sont avant tout pragmatiques et s’ils débattent, c’est surtout de la meilleure façon de garantir la survie du régime, leur objectif primordial.

Comment les Gardiens justifient-ils leur engagement à l’étranger, surtout en Syrie et en Irak, auprès de la population iranienne ?

En Syrie, ils l’ont présenté comme une confrontation avec l’Etat islamique pour que le groupe n’attaque pas l’Iran. En résumé : si les Gardiens de la révolution n’étaient pas à Damas, l’EI serait à Téhéran. Le régime a aussi affirmé que les Gardiens avaient déjoué des attentats sur le sol iranien, donnant corps au sentiment de vivre sous la menace. Malgré les critiques adressées à leur gouvernement, les Iraniens ont conscience de vivre dans un pays beaucoup plus sûr que les voisins. Et les autorités en jouent : si l’Iran est le seul pays à ne pas être en feu dans la région, c’est grâce aux Gardiens de la révolution.

Mais les Gardiens recrutent aussi des Afghans pour aller se battre en Syrie, en mettant l’accent sur le caractère religieux de cet engagement, au nom de la défense des lieux saints du chiisme. Développent-ils des discours différents à l’intérieur et à l’extérieur ?

Quand il s’agit de soutiens de la République islamique, la justification est principalement religieuse. Mais pour ceux qui n’y attachent pas beaucoup d’importance, l’accent est mis sur la sécurité. Ce qui est intéressant, c’est que les Gardiens de la révolution ont compris qu’il leur fallait développer différents messages en fonction des destinataires.

Pierre Alonso

Sorgente: (1) Narges Bajoghli : «Trump, c’est un cadeau pour la République islamique d’Iran» – Libération

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