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Depuis cinq jours, l’autoproclamée Armée nationale libyenne dirigée par le chef militaire tente d’investir la capitale, siège du gouvernement. Le rapport de force lui est défavorable mais son offensive surprise pourrait saper le processus de paix porté par l’ONU.

En juillet 2017, Emmanuel Macron avait réuni les deux rivaux à La Celle-Saint-Cloud : le chef du gouvernement d’union nationale installé par l’ONU, Faïez el-Serraj, et le maréchal à la tête de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), Khalifa Haftar. «Nous nous engageons à nous abstenir de tout recours à la force armée pour ce qui ne ressort pas strictement de la lutte antiterroriste», disait leur déclaration commune. Vingt mois plus tard, les belles promesses ont volé en éclats. Haftar a lancé ses troupes sur Tripoli, siège du pouvoir d’El-Serraj. Les deux camps s’affrontent depuis jeudi dans la banlieue de la capitale. Une bataille qui illustre l’extrême fragilité de la situation politico-militaire, huit ans après la chute de Kadhafi.

Que cherche Haftar ?

Il n’en fait aucun mystère. Le maréchal de 75 ans a maintes fois menacé de marcher sur Tripoli pour «purger» la région «des terroristes et des mercenaires». Sa rhétorique varie peu. Il n’a jamais reconnu l’autorité du gouvernement formé sous l’égide de l’ONU il y a trois ans. Selon lui, Faïez el-Serraj reste «l’otage» des groupes armés de l’Ouest nés après le soulèvement de 2011, mélange de brigades révolutionnaires, de milices islamistes et d’organisations criminelles. Haftar rêve de les balayer par la force et de les remplacer par une toute-puissante armée nationale unifiée dont il prendrait bien sûr la tête. Après s’être rendu maître de la Cyrénaïque (à l’est) au terme des longs et sanglants sièges de Benghazi (2017) puis de Derna (2018), Haftar a lancé ses hommes en direction du Fezzan (au sud) en début d’année. «Les forces de Haftar ont avancé méthodiquement sur des centaines de kilomètres et “pris” un champ pétrolier en passant une mosaïque d’accords avec des tribus et des groupes ethniques, explique Jason Pack, fondateur de l’institut Libya Analysis, dans un article paru vendredi (1). A chaque fois, l’ANL a acheté assez de personnalités locales pour étendre son contrôle. Mais Tripoli, densément peuplé, avec sa concentration de nœuds stratégiques, est un plus gros morceau. Haftar a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre.» Le timing de l’offensive lui confère aussi un sens politique. L’attaque a été lancée dix jours avant la conférence nationale organisée par l’ONU à Ghadamès. «Le premier objectif de Haftar est de torpiller le processus onusien. Il n’a jamais cru à une solution politique, estime Ali Bensaâd, professeur à l’Institut français de géopolitique. La conférence devait s’ouvrir à tous les acteurs libyens dans leur diversité : elle suscitait beaucoup d’espoirs. Or Haftar veut rester incontournable.»

Quelles sont les forces en présence ?

L’ANL, en dépit de sa propagande unitaire, est une association de forces disparates : anciens militaires kadhafistes, miliciens tribaux et combattants salafistes. «Pour la bataille de Tripoli, l’ANL a engagé la brigade Tarek ben Ziyad, connue pour ses exactions, et la 73e brigade,précise Arnaud Delalande, spécialiste des questions de défense. Elle dispose de véhicules blindés fournis par les Emirats arabes unis et d’un armement moderne.» En face, une coalition s’est formée pour défendre le gouvernement d’union nationale, composée des milices de Tripoli et des éléments armés de Misrata. Elle a baptisé son opération «Volcan de la colère». «La force Rada (1 500 combattants), la brigade de Nawasi (1 800), les hommes de Kikli (800), la garde présidentielle (800) sont mobilisés, poursuit l’analyste. Surtout, une partie des 200 milices de Misrata, fortes de 18 000 membres, a déjà rejoint le combat.» Les deux camps ont dit qu’ils avaient eu recours à leurs aviations respectives. «L’ANL dispose de trois Sukhoi-22 et deux Mirage F1 à l’aéroport d’Al-Watiya, proche de la capitale, détaille Arnaud Delalande. Les forces progouvernementales ont une quinzaine d’appareils entre Misrata et Tripoli.» D’après l’expert, le «volume des forces» est défavorable à Haftar : «Tripoli n’est pas Benghazi. Il faudrait des années à l’ANL pour conquérir la ville, et au prix d’un véritable carnage.»

Que se passe-t-il sur le terrain ?

Depuis cinq jours, les combats font rage au sud et à l’ouest de Tripoli. Les avancées initiales de l’ANL semblent avoir été repoussées, mais l’aéroport de Mitiga, le seul fonctionnel de la capitale, a été bombardé et fermé lundi. Un raid dénoncé par l’ONU qui l’impute à Haftar. Les affrontements ont fait au moins 35 morts et une quarantaine de blessés depuis le début de l’offensive.

Est-ce un retour à la guerre de 2014 ?

Il y a cinq ans, l’opération «Dignité» lancée par le même Khalifa Haftar avait déchiré la Libye en deux blocs : la coalition baptisée «Aube de la Libye», dominée par les islamistes et les brigades de Misrata, contre les forces regroupées autour de la figure du maréchal, qualifiées de«réactionnaires» par leurs adversaires. A l’époque, les troupes alliées à Haftar avaient été expulsées de Tripoli. Cherche-t-il aujourd’hui à prendre sa revanche ? Son assaut est considéré comme la «queue de comète» de l’opération Dignité, par Jason Pack. «Bien que ses partisans viennent de l’Est et qu’on a longtemps affirmé qu’il était détesté à l’Ouest, la réalité est que la plupart des Libyens sont simplement fatigués des combats. A peu près, la moitié de la population civile accueillerait ses troupes dans la capitale pour mettre fin à la guerre civile, tandis que l’autre moitié rejoindrait la résistance et se battrait jusqu’au bout, écrit l’analyste. Son attaque est une forme de théâtre kabuki : il pense qu’il peut bénéficier de l’effet de l’assaut, en sachant qu’il ne peut pas remporter la vraie bataille.» La donne a également changé à Tripoli. Le gouvernement Serraj est reconnu par les Nations unies et les islamistes ont perdu du terrain. «Haftar tente de réactiver le clivage 2014, mais son discours ne tient plus, explique Ali Bensaâd. Les islamistes durs ont été quasiment éliminés de la vie politique et militaire de Tripoli, une bonne partie d’entre eux a même quitté le pays.»

Où en est le processus de paix ?

Depuis la chute de Kadhafi, aucun pouvoir central n’exerce son autorité sur l’ensemble du territoire. Le pays est divisé entre deux gouvernements, deux Parlements, deux banques centrales, des dizaines de groupes armés locaux et des centaines de municipalités plus ou moins autonomes. Le gouvernement né des accords de paix de Skhirat, en décembre 2015, n’a jamais été reconnu par la Chambre des représentants installée à Tobrouk. Des négociations de paix parrainées par la France, l’Italie ou les Emirats arabes unis ont échoué les unes après les autres. La conférence nationale de Ghadamès, prévue du 14 au 16 avril, était considérée comme l’opération de la dernière chance pour remettre un plan de réconciliation nationale sur les rails. Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU, espérait en sortir avec une «feuille de route» devant conduire à des élections cette année, et aboutir à des institutions enfin légitimes.

Quelle est la position de la France ?

Paris se retrouve dans une position inconfortable. Après avoir longtemps soutenu en sous-main Haftar, considéré comme un allié solide dans la lutte contre le terrorisme, la France tente aujourd’hui de prendre ses distances, tant sa dangereuse offensive menace de replonger le pays dans la guerre civile. C’est pourtant bien le président Macron qui a offert au maréchal une reconnaissance internationale en l’invitant, sur un pied d’égalité avec le Premier ministre Serraj, à La Celle-Saint-Cloud en 2017, au nom d’une ligne présentée alors comme pragmatique. Jean-Yves Le Drian s’est déplacé à plusieurs reprises dans le fief d’Haftar, à Benghazi, pour le rencontrer. Paris avait même délivré un satisfecit après son raid dans le Sud libyen, en février : «Les opérations de l’ANL ont permis d’éliminer des cibles terroristes importantes et pourraient entraver durablement l’activité des trafiquants d’êtres humains», avait déclaré le Quai d’Orsay.

Les Etats-Unis, lundi matin, puis l’Union européenne ont appelé Haftar à cesser immédiatement son opération militaire. La France, elle, n’a toujours pas blâmé officiellement le maréchal. Emmanuel Macron a téléphoné à Faïez el-Serraj lundi. «On dit souvent que la France aurait des velléités de placer Haftar au pouvoir. Or nous avons toujours tout fait pour consolider la place du gouvernement légitime et remettre l’ONU au centre du jeu. Il n’y a pas de plan caché ni de double discours, s’est défendu un diplomate français à l’AFP. Paris a fait passer le message qu’il n’y avait pas de solution militaire, qu’il fallait négocier et que le seul gouvernement légitime était celui du Premier ministre Serraj.»

Quels sont les soutiens de Haftar ?

Il est un pays qu’on ne peut accuser de «double discours» : les Emirats arabes unis (EAU) impliqués depuis 2014 au côté des forces de Haftar. Ces derniers jours, son offensive est applaudie et présentée par ses médias comme «dirigée contre les terroristes, liés à des parties étrangères». Le maréchal est considéré comme un fer de lance de la croisade anti-islamiste menée par Abou Dhabi dans toute la région, visant en particulier le mouvement des Frères musulmans. Dans ce combat, les EAU sont au centre d’un axe formé aussi par l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Moins explicite, le soutien de ces deux pays arabes à Haftar n’en est pas moins évident. Une semaine avant de déclencher son offensive, le chef militaire libyen a sans doute obtenu le feu vert de Riyad où il a été reçu par le roi Salmane.

Au Caire, celui qui partage plus d’un point commun avec le maréchal Al-Sissi est considéré comme un allié proche. Tout en affirmant «appuyer les efforts internationaux» pour restaurer le dialogue en Libye, l’Egypte met en avant «son inquiétude sur le risque terroriste grandissant» chez son voisin. En visite samedi au Caire, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a été reçu par Al-Sissi : la situation libyenne figurait en tête de leurs discussions. Moscou, qui avait assuré ne participer «d’aucune manière» au soutien militaire à l’ANL, a bloqué l’adoption d’une déclaration du Conseil de sécurité appelant ses forces à stopper leur avancée. Le Kremlin a appelé lundi «toutes les parties» à la retenue, pour éviter un «bain de sang», mettant ainsi sur le même plan ceux qui ont déclenché la bataille et ceux qui y résistent.

(1) «L’histoire de la marche de Haftar sur Tripoli».

Sorgente: Libye: le maréchal Haftar fait trembler Tripoli – Libération

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