8 December 2023
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Le procès fleuve de Joaquín Guzmán s’est achevé cette semaine à New York. Retour sur trois mois d’audience hors-norme, à la mesure du parcours de l’ex-chef sanguinaire du cartel de Sinaloa.

Il fallait arriver au tribunal fédéral de Brooklyn avant 6 heures du matin, jouer des coudes, abandonner son téléphone à l’entrée et passer deux contrôles de sécurité pour espérer assister au spectacle. Pendant trois mois, du lundi au jeudi, des dizaines de journalistes et de curieux ont patienté dans la nuit glaciale pour s’inscrire sur une liste et enfin, peut-être, atteindre les bancs de la salle d’audience 8D, celle du juge Brian M. Cogan. Car depuis mi-novembre s’y est jouée une ébouriffante et féroce narconovela : le procès de l’ex-baron de la drogue mexicain Joaquín Guzmán Loera, 61 ans, dit El Chapo («le courtaud») en raison de sa silhouette trapue, arrêté en janvier 2016 et extradé l’année suivante aux Etats-Unis. Après l’accusation mercredi, la défense a présenté son plaidoyer final jeudi. Les jurés devraient commencer à délibérer dès lundi.

Le verdict de culpabilité ne fait guère de doute, tant les procureurs fédéraux ont mené les trente-huit journées d’audience à la fois au bulldozer et au bistouri, résultat d’une décennie d’enquête : écoutes téléphoniques, interception de messages, saisies de drogue, d’armes et de registres, informateurs… Et dépeint méthodiquement El Chapo comme le leader incontesté et sanguinaire du cartel de Sinaloa pendant un quart de siècle, approvisionnant les gros dealers de New York, Chicago, Atlanta, Miami ou Los Angeles de tonnes de cocaïne, d’héroïne et de méthamphétamine. En tout, l’accusation a appelé à la barre 56 témoins, dont 14 anciens membres de l’organisation criminelle pour la plupart incarcérés aujourd’hui aux Etats-Unis. D’anciens associés, sicarios, employés ou une maîtresse, qui ont accepté de coopérer avec la justice américaine dans l’espoir d’une réduction de peine. «Ces témoins ont été des criminels, a rappelé l’accusation lors de son plaidoyer final à l’adresse des jurés. Nous ne vous demandons pas de les aimer.»

«Beau trophée»

La légende d’El Chapo, faite de dollars et de sang, d’alliances et de trahisons, a été quasi exclusivement narrée par les témoins de l’accusation, la défense n’ayant présenté… qu’un seul témoin à la barre, et ce pendant moins d’une demi-heure, mardi. Guzmán, qui avait plaidé non coupable, n’a pas ouvert la bouche, sauf pour déclarer au juge de sa voix nasale qu’il ne témoignerait pas. La moustache rasée, il est resté stoïque et concentré pendant tout le procès, adressant parfois un sourire à sa femme, l’ancienne reine de beauté Emma Coronel Aispuro, 29 ans, présente au tribunal presque tous les jours. Sous le coup de dix chefs d’accusation – outre trafic de drogue, enlèvements, possession d’armes et blanchiment d’argent, il est accusé d’avoir commandité «des centaines d’actes de violence, y compris des meurtres, agressions, kidnappings, assassinats et actes de torture» -, Guzmán encourt la prison à perpétuité. Mais pas la peine de mort, exclue par l’accord d’extradition passé avec le Mexique.

La défense a bien tenté de présenter El Chapo comme un subalterne du cartel, victime d’un coup monté par l’un de ses anciens associés en fuite, Ismael «El Mayo» Zambada, qui aurait corrompu les autorités mexicaines. «Il n’est leader de rien, a tenté l’un de ses avocats, Jeffrey Lichtman. Une condamnation de Guzmán serait le plus beau trophée dont l’accusation peut rêver, puisqu’ils l’accusent d’être le plus gros trafiquant de drogue du monde. C’est faux.» La preuve, selon lui : pendant ses années d’incarcération au Mexique, le trafic de cocaïne vers les Etats-Unis n’a pas ralenti. Mais l’accusation, avec l’appui du juge, a vite mouché cette théorie, jugeant que rien ne la corroborait.

En même temps que les pastels virtuoses des dessinatrices d’audience, l’accusation a brossé depuis novembre le portrait d’El Chapo, né en 1957 dans une famille pauvre d’un village des montagnes du Sinaloa, zone de production du pavot et de marijuana dans le nord-ouest du Mexique. Elle a fait raconter aux témoins son ascension de vendeur à la sauvette devenu petit trafiquant, puis l’un des hommes les plus riches de la planète, avec sa flotte de bateaux, de jets privés, de sous-marins, ses villas luxueuses partout au Mexique. Et les extravagances de la richesse, comme ce ranch abritant un zoo privé avec petit train pour promener ses invités entre les crocodiles et les lions. Mégalomane, au point de flanquer ses initiales, «JGL», sur la crosse sertie de diamants de son pistolet, ou de vouloir réaliser son propre biopic, invitant un producteur colombien dans l’une de ses planques pour discuter scénario. Paranoïaque, au point d’installer des logiciels espions sur les téléphones de ses associés et de ses conquêtes, pour les traquer, lire leurs SMS et écouter à distance leurs conversations. De 1989 à 2014, pour l’exportation de plus de 155 tonnes de cocaïne vers les Etats-Unis, Joaquín Guzmán aurait empoché 14 milliards de dollars. Le chiffre d’affaires annuel du cartel de Sinaloa est, lui, estimé à 3 milliards de dollars.

Un ancien pilote et gérant des affaires du trafiquant, Miguel Angel Martinez, a témoigné qu’El Chapo pouvait réceptionner jusqu’à trois avions par jour venus des Etats-Unis et remplis de dollars. Dans l’autre sens, des tonnes de cocaïne colombienne arrivaient par bateau jusqu’au Mexique, changeant de pavillon une fois dans les eaux internationales. Une cargaison de 16 tonnes appartenant au cartel, une des plus grosses saisies de l’histoire des gardes-côtes américains, a par exemple été interceptée en mai 2007 sur un navire marchand au large du Panamá. Une fois au Mexique, la cocaïne, a expliqué Miguel Angel Martinez, est ensuite exportée aux Etats-Unis, dissimulée dans des véhicules empruntant les postes-frontières (pendant des années, la poudre du cartel de Sinaloa était cachée dans des boîtes de conserve de piments ; plus récemment, dans des bananes en plastique), par avion ou via des dizaines de tunnels creusés sous la frontière. N’en déplaise à Donald Trump et à son mur, qui ne pourraient pas y faire grand-chose.

Picture of the presumed end of the tunnel through which Mexican drug lord Joaquin "El Chapo" Guzman might have escaped from the Altiplano prison, in a house in Almoloya de Juarez, Mexico, on July 14, 2015. Mexican prosecutors investigating the escape Guzman formally placed 22 prison officials in custody on Tuesday over suspicions that the infamous fugitive had inside help. AFP PHOTO / MARIO VAZQUEZ (Photo by MARIO VAZQUEZ / AFP)Le tunnel par lequel El Chapo s’est échappé de sa prison d’Altiplano en juillet 2015. Photo Mario Vazquez. AFP

Linge sale

Les témoignages ont livré leur lot de révélations tonitruantes. Un procès à tiroirs dont sont sorties des révélations inouïes, comme cette accusation d’un pot-de-vin de 100 millions de dollars versé par le cartel à l’ancien président mexicain Enrique Peña Nieto (il nie). Ou celle de la complicité de la femme de Guzmán, Emma Coronel, dans sa seconde évasion de prison (elle était assise dans la salle). En 2001, il s’échappe de sa première geôle mexicaine, dissimulé dans un chariot de linge sale poussé par un employé pénitentiaire. En 2015, via un tunnel d’un kilomètre et demi creusé pendant huit mois sous sa cellule (des détenus se sont même plaints du bruit), dans lequel l’attendait un homme de main monté sur une mobylette, elle-même montée sur des rails. Pour que l’air y soit respirable, une soufflerie avait été installée dans le tunnel, et le générateur qui l’alimentait, dissimulé à la surface par… un barbecue. Selon l’ancien bras droit d’El Chapo, Damaso Lopez Nuñez, Coronel aurait fourni à son mari une montre GPS pour localiser sa cellule et coordonné la fuite avec les Chapitos, les fils du trafiquant. Révélations qui, a posteriori, ont expliqué les mesures draconiennes imposées par la justice américaine : Coronel n’a pas obtenu le droit de visiter son mari dans la prison de haute sécurité de Manhattan où il était incarcéré en attente de son procès. Le juge Cogan a refusé tout contact physique entre eux – une motion pour qu’ils puissent s’embrasser avant le début du procès avait été déposée à cet effet par ses avocats.

Chimère cabossée

Des anecdotes à peine croyables ont ponctué presque quotidiennement les audiences. Comme cette fois où, en 2014 à Culiacán, El Chapo a échappé de justesse à un raid mexicain au petit matin, s’enfuyant par un tunnel dissimulé sous sa baignoire, et qui rejoignait les égouts. «Nu», nous apprend sa maîtresse, qui a dû patauger avec lui dans l’eau saumâtre. Ou cette fois où l’un des pilotes du cartel a crashé son hélicoptère qu’il avait fait décoller dans un hangar. El Chapo a ensuite voulu s’en débarrasser du haut d’une falaise (de l’hélico, pas du pilote) pour frauder l’assurance. Ou encore, ces 20 tonnes de cocaïne coulées au large du Mexique par un capitaine qui avait cru, à tort, voir approcher les gardes-côtes américains. Cette histoire, c’est Juan Carlos Ramírez Abadía, ex-leader du cartel colombien de Norte del Valle et partenaire clé de Guzmán, qui la raconte. Avec son visage de chimère cabossé par de multiples chirurgies plastiques pendant ses années de cavale, Chupeta(«sucette»), ainsi qu’il est surnommé, valait à lui seul le déplacement. Au passage, il a reconnu avoir ordonné l’exécution d’«environ 150 personnes».

Rajoutant une épaisseur au storytelling El Chapo qui n’en manquait pourtant pas, l’interrogatoire de l’une de ses maîtresses, l’ex-élue locale Lucero Guadalupe Sanchez Lopez, a captivé l’audience. Dans la salle, Guzmán et son épouse. A la barre, la maîtresse, dans sa tenue grise de prisonnière – elle a plaidé coupable l’an dernier pour complot de trafic de drogue. «Encore aujourd’hui, je suis troublée, je croyais que nous avions une liaison sentimentale», a-t-elle sangloté. Elle rencontre El Chapo en 2010, et leur relation est révélée au public par une photo publiée dans les médias mexicains quelques années plus tard. Projetée sur un grand écran face aux jurés, on la voit, enceinte, venue visiter Guzmán en prison. L’image sera suivie par d’autres vignettes de ce roman-photo judiciaire, SMS et lettres d’amour, où El Chapo l’appelle «ma reine». Mais parle aussi business : elle achetait pour lui des centaines de kilos de marijuana dans les montagnes de Sinaloa, puis avait créé une entreprise bidon à Mexico pour blanchir l’argent du cartel.

La success-story cynique, les évasions épiques, l’inventivité et la résilience d’El Chapo ont longtemps semblé sans limites. Les surnoms de ses compagnons – «El Gordo» («le gros»), «El Negro» («le noir»), «Fantasma» («fantôme») – ont ajouté au folklore. Ces ingrédients font de l’histoire de Joaquín Guzmán Loera une matière de choix pour les narcocorridos – ces ballades mexicaines qui racontent les faits d’armes des chefs de cartel -, les journalistes ou les séries Netflix. Les derniers jours du procès ont d’ailleurs connu une mise en abyme spectaculaire. Venu étudier son personnage, l’acteur mexicain Alejandro Edda, qui interprète Guzmán dans la série Narcos : Mexico, a assisté à l’audience. L’accusé, averti par l’un de ses avocats, l’a accueilli avec un franc sourire. Autre moment clé de ce métaprocès, l’évocation de l’assassinat du journaliste mexicain Javier Valdez Cárdenas, abattu à Culiacán en 2017, a fait tressaillir ses collègues présents au tribunal pour couvrir le procès. Le cofondateur du journal de Sinaloa Ríodoce, qui chroniquait sans concession le cartel et ses exactions, a été l’une des victimes collatérales de la guerre de succession entre le fils de Damaso Lopez Nuñez et ceux d’El Chapo après l’arrestation de ce dernier. Si les tireurs sont aujourd’hui connus, il n’en est pas de même du commanditaire. Et lors de son interrogatoire, Lopez Nuñez a accusé les Chapitos.

«Brûlé au fer»

Certains témoignages ont permis de sortir du romanesque facile de la geste d’El Chapo, pour se confronter au réel d’un Mexique ensanglanté, corrompu et pris en otage par les cartels. Et l’implication personnelle dans ces violences du narcotrafiquant lui-même. Des témoins ont déclaré l’avoir vu ordonner enlèvements et assassinats de rivaux ou de policiers qui refusaient de se laisser acheter. Un ex-tueur à gages de Guzmán, Isaias Valdez Rios, a sans doute livré fin janvier le témoignage le plus accablant à l’encontre du patron déchu. Cet ancien des forces spéciales mexicaines a raconté, devant un tribunal médusé et un Guzmán imperturbable, l’avoir vu torturer et exécuter trois narcotrafiquants de cartels rivaux. L’un d’eux, au torse «tellement brûlé au fer que son tee-shirt était soudé à sa peau», a été enterré vivant. Les deux autres ont eu les os brisés «comme des poupées de chiffon», s’est-il souvenu, avant d’être abattus et leurs corps jetés dans un brasier. El Chapo aurait ensuite lancé à ses sicarios : «Il ne doit rester aucun os.»

Isabelle Hanne correspondante à New York

Sorgente: El Chapo : un narco jugé par les gringos – Libération

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