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La dernière province contrôlée par l’opposition au régime est tombée entièrement aux mains du groupe Hayat Tahrir al-Sham, issu d’Al-Qaeda. Cette offensive fait craindre une nouvelle dégradation des conditions de travail des organisations humanitaires.

Ils se disent stupéfaits et furieux. Habitants d’Idlib, humanitaires qui y travaillent, analystes qui suivent le conflit depuis huit ans, personne ne l’avait vu venir. Aucun n’avait anticipé que les jihadistes puissent s’emparer aussi facilement, et aussi rapidement, de la dernière province syrienne encore contrôlée par l’opposition à Bachar al-Assad. «Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi de cette façon ? Je me dis qu’il y a des accords entre la Turquie, la Russie, les Américains. Mais je ne sais pas lesquels. Pour la première fois depuis le début de la guerre, je n’ai aucune réponse. Tout ce que je sais, c’est que c’est triste et honteux», dit un jeune Syrien, qui est né et a grandi à Idlib, et travaille aujourd’hui pour une ONG européenne.

Il aura fallu deux semaines à Hayat Tahrir al-Sham (HTS) pour s’imposer comme maître à Idlib. Le groupe est issu du Front al-Nusra, l’ex-branche syrienne d’Al-Qaeda. Il s’en est officiellement séparé, mais des doutes subsistent et il est de toute façon jihadiste.

Jusqu’à la fin de l’année dernière, il contrôlait un peu plus de la moitié de la province d’Idlib. Ses effectifs étaient estimés à 10 000 combattants. En face, le Front de libération nationale (FLN), coalition de groupes pour la plupart issus de l’Armée syrienne libre, soutenue par la Turquie, comptait plus de 50 000 hommes. Le rapport de force, a priori défavorable, n’empêche pas HTS de lancer début janvier une série d’offensives à Idlib et dans l’ouest de la province voisine d’Alep. Les groupes du FLN ne résistent pas longtemps. Leurs commandants attendent un soutien de la Turquie, en armes ou en renseignements. Leur espoir ne semble pas démesuré. En septembre, un accord entre Moscou et Ankara a permis de repousser un assaut annoncé du régime syrien et de ses alliés. Ankara se dit alors capable de défaire les groupes les plus radicaux d’Idlib, dont HTS. Le gouvernement turc peut s’appuyer sur le FLN, à qui il fournit régulièrement des armes.

«Gouvernement de salut»

Mais début janvier, aucune aide ne vient quand HTS attaque. «La Turquie a clairement laissé faire, explique Thomas Pierret, chercheur au CNRS. Certains disent même qu’elle a donné des instructions au FLN pour qu’il ne résiste pas. Il est très difficile de lire ses intérêts aujourd’hui. Les Turcs se sont peut-être dit que le FLN n’était pas capable militairement de s’opposer à HTS. Le fait est qu’ils ne se sont même pas battus pour leur survie. Une version plus cynique serait qu’Ankara a décidé que, tôt ou tard, il laisserait les Russes et le régime syrien reprendre Idlib.» Mercredi, Moscou, allié de Damas, a relancé l’hypothèse d’une offensive contre la province. «Nous sommes convaincus que nous devons mener à son terme la bataille contre le terrorisme, maintenant, le principal foyer de terrorisme est la zone d’Idlib», a déclaré le chef de la diplomatie, Sergueï Lavrov.

La Turquie a en réalité un autre objectif prioritaire : chasser les forces kurdes du YPG (Unités de protection du peuple), liées au PKK, et considérées comme terroristes par Ankara. Elle refuse qu’elles soient déployées le long de la frontière turque et milite pour la création d’une «zone de sécurité», dont elles seraient exclues. Le président Recep Tayyip Erdogan répète depuis plusieurs semaines qu’il veut lancer une offensive à l’est de l’Euphrate, alors que son homologue américain Donald Trump a annoncé fin décembre le retrait des 2 000 soldats américains déployés dans la région pour lutter contre l’Etat islamique.

Depuis Idlib, le chef de HTS, Abou Mohamad al-Joulani, a affirmé dans une rare intervention filmée qu’il appuyait une éventuelle offensive turque. «Nous sommes en faveur d’une libération de cette région du PKK. […] Nous ne saurons être un obstacle à une opération contre un des ennemis de la révolution», a-t-il déclaré. «C’est peut-être ça, l’accord qui est derrière : HTS soutient les Turcs dans le Rojava [la région kurde, ndlr] et la Turquie les laisse faire à Idlib», soupire le jeune humanitaire syrien.

Début janvier, les jihadistes d’HTS ont donc accumulé les victoires et se sont imposés dans plusieurs dizaines de villages. Ils n’ont pas eu besoin de se battre longtemps. La plupart des groupes, dont Nourredine al-Zinki, ont capitulé au bout de quelques jours. Il ne reste plus aujourd’hui à Idlib que quelques poches, notamment dans le djebel Zawya, qui échappent au contrôle d’HTS.

Les jihadistes ont désormais les moyens d’imposer leur ordre dans la province. Lors de son interview, Joulani a affirmé que la gestion civile des villes et villages ne serait pas assurée par ses hommes, qui se consacreront à la lutte armée. Son «gouvernement de salut» sera administré par des civils, a-t-il assuré. Mais personne n’y croit. «Un enfant d’Idlib de 10 ans sait que le gouvernement de salut, c’est HTS. Ils le contrôlent totalement, ce sont leurs hommes et leurs décisions. Et tous les impôts leur reviennent», explique le travailleur humanitaire.

Le groupe jihadiste s’est en outre fait connaître pour emprisonner, ou assassiner, ceux qui lui résistent. Le 23 novembre, l’activiste de la première heure Raed Fares, animateur de radio dans sa ville de Kafranbel, était abattu par balle alors qu’il était dans sa voiture. Il avait été harcelé plusieurs fois par HTS qu’il critiquait régulièrement. La mainmise jihadiste sur Idlib menace aussi le financement humanitaire. En octobre dernier, l’USAID, l’agence de développement du département d’Etat américain, avait annoncé qu’elle coupait les fonds pour les projets implantés dans les zones contrôlées par les jihadistes. L’agence britannique DFID avait, elle aussi, arrêté de financer des projets dits de «stabilisation», tel celui de la Police syrienne libre, chargée de lutter contre la criminalité. «Cela a directement renforcé HTS, qui a mis en place ses propres structures pour remplacer les nôtres», expliquait récemment à Libération Adeeb al-Shalaf, l’un des fondateurs de l’organisation.

«Catastrophique»

Pour compenser l’annulation des fonds, plusieurs ONG occidentales ont cherché en catastrophe des solutions, en basculant vers Idlib des financements d’autres projets ou en faisant appel à leur gouvernement. La province, où vivaient moins d’un million d’habitants avant la guerre, en compte aujourd’hui près de 4 millions, venus de tout le pays pour fuir les combats. Des centaines de milliers vivent dans des camps le long de la frontière, notamment à Atmé. Avec l’arrivée de l’hiver, plusieurs ont été ravagés par les pluies et des torrents de boue. «Ces camps ne survivent que grâce à l’aide internationale. Si les financements sont coupés, c’est terminé. La situation humanitaire est déjà catastrophique, elle deviendrait totalement ingérable», explique un responsable de projet humanitaire dans le Nord syrien.

Fin décembre, l’USAID a finalement rétabli ses financements. Les ONG s’en sont félicitées, mais n’ont pas compris pourquoi. «Rien n’avait changé, les jihadistes contrôlaient les mêmes endroits, poursuit le responsable. La vraie question est : cela va-t-il durer maintenant que HTS a pris le pouvoir ? Nous n’avons aucune indication sur ce que les Occidentaux vont décider. Mais il faudrait qu’ils comprennent que les bénéficiaires de l’aide ne sont pas les jihadistes, ce sont des civils déplacés qui n’ont plus rien.»


Témoignages

Muzna, 34 ans, employée d’une ONG de femmes : «La crainte d’enlèvements est toujours présente»

«La situation est particulière pour nous à Maarat al-Noman [150 000 habitants, sud-est région d’Idlib]. La société civile, forte ici, a pu tenir tête à HTS en s’opposant à l’entrée de leurs combattants dans la ville. Leurs forces sont restées à l’extérieur et ils n’ont même pas pu créer de permanence. C’est le fruit d’un accord entre les autorités civiles de la ville et les responsables militaires de HTS. On leur a fait comprendre qu’on ne les aimait pas et on ne voulait pas de leur présence, en leur expliquant que l’ouverture d’un bureau de HTS ici aurait des conséquences très négatives. Globalement, il y a un rejet populaire massif de cette formation et c’est propre à notre ville. Pour les organisations de la société civile, rien n’a changé pour le moment. On continue de travailler comme avant. Mais certaines ONG ont suspendu leurs activités, notamment celles qui sont soutenues par des fonds internationaux ou de l’Union européenne. Malgré tout, je ne suis pas complètement rassurée. Les activistes comme nous sont repérés par HTS et on a vu comment certains, notamment des journalistes, ont été tués ailleurs par leurs hommes. Pour le moment, nous n’avons reçu aucune menace, mais la crainte d’enlèvements ou d’arrestations est toujours présente. On reste sur nos gardes avec angoisse. Pourvu que Dieu nous protège.»

Waleed, 26 ans, à la Direction de la Santé d’Idlib : «Nous sommes pris entre deux feux»

«Depuis la bataille entre les factions militaires et la prise de contrôle de la région par HTS, les hôpitaux et les centres de soins se mobilisent pour affirmer leur neutralité et préserver nos activités au bénéfice de plus de trois millions d’habitants dans tout le gouvernorat d’Idlib. Nous sommes pris entre deux feux : menacés d’un côté par les violences des groupes armés, qui ne respectent pas notre indépendance, et par nos bailleurs de fonds, dont certains ont stoppé leurs financements en raison de la prise de contrôle de la région par HTS. Nous avons réagi pour préserver nos activités. Une quarantaine de centres de soins, dont certains soutenus par des organisations médicales internationales comme Médecins sans frontières, ont ainsi signé un appel proclamant leur neutralité totale face aux changements politiques et militaires en cours sur le terrain. En réaffirmant le caractère purement humanitaire de nos actions, on a appelé toutes les parties intérieures et extérieures à respecter cette neutralité. Dimanche dernier, tous les médecins et les cadres médicaux se sont rassemblés en tenue de travail devant l’hôpital national d’Idlib, brandissant des pancartes «médecins en danger». Mais malheureusement, certains centres soutenus par des fonds européens ont déjà été informés de l’arrêt de l’aide en raison de la prise de contrôle de la région par HTS.»

Recueilli par Hala Kodmani

Luc Mathieu

Sorgente: Sidération à Idlib après la conquête éclair des jihadistes – Libération

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